Par Peter Cross (de Londres pour Réalités)
Pendant ses trois décennies au pouvoir, son physique bien nourri et son hilarité lui valaient le surnom « la Vache qui Rit ». Depuis sa chute, on l’a vu, lors de ses brèves apparitions devant ses juges, plus décharné et nettement moins enjoué. Mais pour The New Republic, bimensuel libéral américain, il n’y a plus aucun doute : « Moubarak doit certainement être en train de rire » de nouveau. Car, selon son chroniqueur Leon Wieseltier :
Nous assistons au dix-huit Brumaire d’Abdel Fattah El-Sissi. L’État d’urgence a été déclaré. Il y a un couvre-feu et l’on procède à des arrestations arbitraires. Un gouvernement composé de pantins civils a ratifié toutes les exigences du général.
L’administration de la plupart des provinces de l’Égypte a été confiée à l’armée.
Mais la prise de pouvoir des militaires égyptiens est rendue plus compliquée par un fait étonnant : elle semble avoir le soutien de la majorité des Égyptiens. Ces atrocités sont en fait très populaires. […] Quelles conclusions peut-on en tirer ? Une chose est certaine : le fait que les généraux soient acclamés par des millions de personnes ne confère aucune sorte de légitimité démocratique à leurs actions. La démocratie ne se réduit pas à ce que veut la foule, ou la majorité. En effet, la démocratie a été conçue pour contrecarrer la foule, et fixer des limites à la tyrannie de la majorité, en la reconfigurant, par le jeu politique, en un peuple libre qui assure sa propre gouvernance.
Or, depuis des semaines, les libéraux égyptiens laissent perplexe, tant ils débordent d’enthousiasme pour ce coup d’Etat violent. Mais la méprise n’est peut être que sémantique : il serait temps d’arrêter d’appeler ces gens « libéraux ». Un dictateur militaire soutenu par les masses dans les rues : il existe un autre nom pour un tel phénomène, qui n’est pas inconnu dans les annales de la politique moderne. Son nom est le fascisme. […]
Il est illusoire de penser que ces hommes forts lâcheront le pouvoir de sitôt. Pour eux, la démocratie est synonyme du règne des Frères musulmans. Ils sont, par ailleurs, non pas des hommes de justice mais des hommes de pouvoir, et ils viennent de ramener l’Égypte au système de pouvoir qui la caractérise depuis trois décennies. Leur contre-révolution est une restauration.
Dans le quotidien britannique The Independent, Nick Cohen, s’il se montre (un peu) plus indulgent envers les libéraux égyptiens, fustige comme Wiesentier les militaires, tout en avouant sa propre ambivalence envers leurs victimes du moment :
Lorsqu’un État massacre 600 manifestants, ce n’est pas seulement ses propres citoyens qu’il assassine. Il tue également toute possibilité de compromis. Les auteurs du massacre veulent que l’on comprenne qu’il ne peut y avoir de retour en arrière. En tuant, ils sont bien conscients qu’ils versent trop de sang pour que le jeu politique normal, qui permet d’effectuer des arbitrages et de surmonter les différences, puisse reprendre.
[…]
Il se peut que le reste du monde se fiche de la terreur en Égypte, qu’elle soit révolutionnaire ou contre-révolutionnaire […]. Bien sûr, tout le monde, hommes politiques et citoyens concernés confondus, se dit concerné. Mais l’est-on vraiment, dans son for intérieur ? J’avoue que, même si je déplore le meurtre de manifestants et la suspension de la démocratie, je n’arrive pas à m’identifier, dans mes tripes, avec les militants et militantes réactionnaires des Frères musulmans.
Si j’avais été Égyptien, j’aurais certainement manifesté contre Morsi sur la place Tahrir [quand il était encore au pouvoir]. […] Vous comme moi vous auriez certainement eu le sentiment que la révolution égyptienne avait été trahie en voyant, après avoir ressenti tant d’espoir pour un avenir meilleur, les hommes revêches et ignorants des Frères musulmans prendre le pouvoir.
[…]
Mais, les griefs légitimes [contre les Frères musulmans] dûment notés, [reconnaissons que] la Confrérie n’est pas l’équivalent du parti nazi. Elle est certes un mouvement de la droite religieuse tout à fait détestable, mais elle n’a pas aboli la démocratie ni contraint l’opposition à la clandestinité. Et s’appuyer sur l’armée pour l’écarter est d’une extrême naïveté. […]
Ziad El-Alemi, un des chefs de file des sociaux-démocrates égyptiens, croyait suite au coup d’Etat que les progressistes égyptiens pouvaient compter sur l’armée pour réprimer les Frères musulmans et en même temps faire juger les membres de l’appareil de sécurité de l’ère Moubarak pour leurs nombreux crimes. Les sociaux-démocrates s’étaient si bien persuadés qu’ils pouvaient avoir le beurre et l’argent du beurre qu’ils ont accepté des sièges dans le gouvernement de transition. Je me demande si, après la démonstration de force brute de la semaine dernière, ils se croient encore capables de retenir l’armée.
[…] Les gouvernements de l’Union européenne et les États-Unis doivent rester fidèles à leurs principes et dénoncer ce qui se passe en Égypte pour ce qu’il est : un coup d’État. L’aide ainsi que les relations diplomatiques normales doivent dépendre de la libération des prisonniers politiques, la restauration des libertés civiles et le retour à la démocratie – même si cela implique le retour de Morsi jusqu’à la prochaine élection. Les libéraux occidentaux devraient s’activer aussi. J’ai déjà dénoncé ailleurs leur incapacité à écouter les libéraux du monde arabe – voire à en reconnaître l’existence. Mais les échanges doivent être dans les deux sens.
Il n’est ni irrespectueux ni condescendant envers les libéraux arabes que de leur dire que construire une bonne société sur le dos d’un gouvernement dominé par les militaires est toujours improbable. Dans le cas de l’armée égyptienne, ce n’est pas seulement improbable, c’est tout simplement impossible.
Au Financial Times, David Gardner condamne le cynisme des Frères musulmans tout autant que la naïveté des libéraux :
Les Frères musulmans ont leur part de responsabilité, et pas seulement en ce qui concerne leur incompétence pendant leur année au pouvoir, mais aussi en ce qui concerne leurs choix tactiques depuis le coup d’État. Aucune connaissance de soi ne semble perturber leurs dirigeants gérontocrates, qui estiment qu’ils doivent rendre des comptes à Dieu, mais pas à leurs concitoyens.
Ils savaient que cette répression allait venir, et qu’elle allait les enrichir un peu plus de cette monnaie d’échange si utile pour mobiliser leurs partisans : le martyr. Et la désobéissance civile [à laquelle ils appellent] ne semble pas entièrement pacifique non plus. Les images diffusées par certaines chaînes arabes montrent des hommes masqués parmi les manifestants qui tirent sur les forces de sécurité. […] Il faut bien constater qu’il y a des gens des deux côtés qui savent comment fonctionne ce jeu sanglant. La question est maintenant de savoir s’il existe, d’un côté ou d’un autre, une stratégie au-delà de cette épreuve de force dans les rues. C’est cela qui déterminera l’avenir de l’Égypte.
[…]
Pousser les Frères musulmans vers la clandestinité, aux côtés de militants islamistes plus durs qui les concurrencent, c’est une recette assurée pour un bain de sang prolongé. L’armée, de fait, criminalise un quart de la population qui est d’obédience islamiste, et cela risque d’appeler une campagne soutenue de terrorisme urbain en réponse. Les libéraux égyptiens doivent sortir du sillage de l’armée et renouer le dialogue avec les islamistes avant qu’il ne soit trop tard. Les Frères musulmans, pour leur part, ont grandement besoin de faire leur autocritique. […] [Lors de] leur assaut calamiteux sur les institutions de l’Egypte, ils ont tenté, sans succès, de coopter l’armée. Ils avaient voulu chevaucher un tigre – celui-là même que les libéraux, les nationalistes de gauche et les laïques égyptiens tentent de chevaucher à leur tour.
Au moment où j’écris ces lignes, on souffle par-ci par-là que le tigre s’apprêterait à libérer sa vieille Vache sacrée. Rira bien qui rira le dernier ?
P.C.