L’art de Nacer Khemir: une expression luttant en silence

 

 

En ce mois de décembre et jusqu’au 3 janvier, Nacer Khemir présente deux expositions personnelles. Il a inauguré sa première exposition le 17 novembre 2023. Celle-ci se prolonge jusqu’au 3 janvier 2024 à l’espace Art Sadika, galerie Alain Nadaud à Gammarth. Elle est intitulée « Ishk, ou les 60 noms de l’amour ». L’artiste présente l’exposition à l’espace Art Sadika en ces mots : « chez les Esquimaux, il existe soixante mots pour nommer la neige. Chez les Arabes, il existe soixante mots pour nommer l’amour. […] ». Le peintre traite en outre de l’amour comme une errance absolue. Cette exposition à l’espace Art Sadika est accompagnée d’un livre retraçant les peintures exposées et communique les définitions des noms de l’amour et par la même occasion la richesse de la langue arabe.
En outre, la deuxième exposition, inaugurée par Nacer Khemir le 8 décembre, est encore disponible jusqu’au 27 décembre 2023 au Musée de la Ville de Tunis, Palais Kheireddine.
En effet, l’artiste revient plus de vingt ans après sa première exposition dans ce musée. Il présente 101 peintures, sur des thèmes variés, entre « l’ange dans tous ses états », « les ramasseurs de bouteilles en plastique » en passant par quelques notes familiales comme la série, « avec grand-mère à la plage », « l’oncle disparu », « l’artiste à la grenade », « souvenir de Paul Klee » ; « humeur sombre » ou « étreinte » et « hommage à Picasso ».

Un art sans bruit
L’art de Nacer Khemir est une esthétique travaillant dans le silence et sur la longue durée. Autrement dit, ce n’est pas un art s’inscrivant dans l’événementiel et dans le bruyant. L’expression de Nacer Khemir cherche un milieu organisé, bien ficelé et beau dans un monde contemporain courant vers sa chute. Les personnages du peintre dégagent de la vie et sont pleins d’émotions et ont la sensibilité débordant du cadre fixé préalablement par le dessinateur, même quand ils font des pause-café, reçoivent une lettre, discutent entre eux. Aussi, Khemir accorde une place de choix aux anges. Ces derniers signifient la force et la liberté. L’artiste consacre aussi une place importante aux ramasseurs de bouteille : peut-être pour dire que le quotidien écrase encore la libération et constitue donc un réel frein à l’émancipation.   Il importe de signaler que les peintures vues au Palais Kheireddine aujourd’hui se situent hors du temps. Elles représentent la vie quotidienne, l’enfance, l’insouciance, l’attente, la tendresse, la paternité, la maternité et les chats. Dans les tableaux de Khemir, il y a une harmonie entre les couleurs et les sentiments que dégagent ses sujets. Ces sujets ont des mains bizarres, surréalistes à vrai dire. Des mains, plutôt des artefacts, demeurant collées au corps, comme si elles n’avaient pas assez d’autonomie pour agir. Ce sont donc des mains accablées.

L’art comme une lutte permanente : explication
Revenir sur le parcours de Nacer Khemir est une manière de constater que l’art est une lutte permanente dans le sens où faire une exposition au Palais de Kheireddine est vraiment un réel défi. En l’occurrence, la mentalité des habitants de la médina, entre autres, tend de plus en plus vers le conservatisme. Autrement dit, dans ces moments de crise, la plupart de nos concitoyens gèrent leur vie ou bien comme s’ils vivaient dans un monde occidental, un ailleurs égoïste, motorisé, violent et cherchant l’éloignement du pays par des voyages à l’étranger, pour ne citer que cette façon, ou bien de manière fermée en se repliant sur une culture essentialisée et enfermée sur elle-même refusant toute expression divergente et plus particulièrement celle de l’art. Chose à laquelle nous avons été confrontés à l’écriture de ces lignes en voulant inciter un jeune à voir le travail de Nacer Khemir. Au contact de ce jeune éduqué, vient à l’esprit que l’enseignement que donne aujourd’hui l’école est un enseignement mécaniste ne permettant nullement d’ouvrir les esprits sur les différentes expressions du monde, notamment celle de l’art. En réalité, le pays a perdu toute politique incitative à l’admiration de l’expression artistique et du beau.  En ce sens, malgré la gratuité de cette exposition, très peu de jeunes et de moins jeunes s’intéressent à ces expressions artistiques de valeur. La plupart de nos jeunes à l’heure de la prolifération des réseaux sociaux et du tout médiatique et photographique ne connaissent pas Nacer Khemir; même si celui-ci avait passé plus de 50 ans de sa vie à essayer d’exprimer un art libre et aidant à réfléchir, que ce soit à travers le cinéma ou bien à travers la peinture. La déchéance matérielle par laquelle passe la Tunisie a produit une déchéance intellectuelle. Ainsi, au même titre que se perde la classe moyenne, se perde également le juste milieu de la pensée, c’est-à-dire le juste équilibre favorisant la production d’une société cohérente avec elle-même.  

Mohamed Ali Elhaou

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