2e édition de JAOU-Tunis : L’art est l’affaire de tous

Ci-dessus : Lina Lazaar et Anthony Downey (Rédacteur en Chef de IBRAAZ) à l’ouverture 
de la GHAYA gallery, le vendredi 9 Mai

 

Tunis accueillait, le week-end dernier, la deuxième édition de l’événement culturel « Jaou-Tunis ».  Des galeries de Sidi Bou Saïd au Musée national du Bardo se tenaient conférences, vernissages, tables rondes et rencontres. La manifestation a été organisée par la fondation Kamel Lazaar avec des partenariats multiples comme l’Institut français de Tunis et le Musée national du Bardo. Focus

 

 

 

Samedi, dix heures, le Directeur du Musée du Bardo,  Moncef Ben Moussa, accueille les participants. Près de cent personnes sont réunies pour écouter son discours de bienvenue. Quatre chaises rouges sont disposées au centre de la salle, devant trois petites tables fleuries.  «Le musée du Bardo est honoré d’accueillir la troisième édition d’art et rencontre au Maghreb». Il précise l’importance de l’évènement, dans un contexte régional difficile. Avoir mis l’accent sur le thème des centres d’art contemporain et la culture de proximité au Maghreb parait comme une gageure.

S’en suit une allocution de M. Kamel Lazaar, entrepreneur éclairé – denrée rare en Tunisie –  et initiateur de la Fondation qui porte son nom. Après les remerciements d’usage, il lance l’analyse, «Après des années de voyage au Moyen-Orient, en Iran et en Turquie, j’ai constaté que les Arabes ne connaissaient pas les Arabes, les Autres ne les connaissent pas non plus». C’est pour cette raison qu’il a essayé, à travers sa Fondation qui célèbre ses douze ans d’existence, d’œuvrer au rapprochement de ces cultures. «J’ai créé, grâce à des amis, une unité de recherche online sur les arts visuels de la région  «Ibraaz», reconnue aujourd’hui comme étant la source de production de connaissance dans le domaine des arts visuels à l’échelle de cette partie du monde ». C’est pour avoir une unité faite de contacts entre artistes, galeristes et passionnés, que ce forum a été créé il y a trois ans. «Jaou ce sont des débats sérieux sur des sujets importants, mais c’est aussi fait pour être ensemble et célébrer les arts visuels indépendamment des clivages de toutes sortes». Kamel Lazzar salue la liberté d’expression acquise en Tunisie depuis le départ de Ben Ali. C’est pour cela qu’il a choisi Tunis pour « construire une plate-forme réelle et virtuelle pour supporter ces activités et instaurer un dialogue interculturel ».

L’esprit de cette rencontre a été bien résumé par Mme Lina Lazaar, pleinement investie dans les combats et les débats pour l’art. Jaou, nous dit-elle, « souhaite rassembler tous les efforts qualitatifs pour soutenir la cause de l’indépendance et de la liberté d’expression dans la région MENA, à travers l’art. Bien qu’il y ait une intelligentsia créative présente dans l’ensemble du Maghreb et du Moyen Orient, elle a rarement été soutenue d’une manière formelle et manque ainsi d’organisation et de structures, à l’opposée des pays occidentaux où cette intelligentsia est bien encadrée.  Jaou poursuivra son engagement culturel et créatif, dans la joie et la bonne humeur », assure-t-elle.

Dans la salle s’installent les conférenciers du matin. La première table ronde peut alors débuter. Le modérateur de séance est Moez Safta, de l’Institut supérieur des Beaux-Arts de Tunis et les trois locuteurs sont Ridha Moali, travaillant au Centre d’art Dar Al Ma’Mûn à Marrakech, Djamil Aïssani, du Complexe d’art au Musée de l’Eau de Toudja à Béjaïa en Algérie, puis Akila Mouhoubi, qui fait partie de l’Association Rivages à Marseille. Au menu «Centres d’art, culture intégrée et engagement citoyen».

 

 

Ci-dessus : De gauche à droite: Kamel Lazaar, Moncef Ben Mouss (Directeur du Musée National du Bardo) et Soumaya 
Gharsallah (Directrice du bureau de Tunis de la Fondation Kamel Lazaar) pendant l’ouverture de JAOU au Musée du Bardo, le samedi 10 Mai

Un projet fou

Le premier intervenant, Redha Moali, explique son «projet fou» d’ancrer l’art dans une région où la population est en majorité analphabète, créer un contact entre populations locales et citadines, mais aussi pour apporter un point de vue différent dans l’interprétation d’une œuvre et «créer au cœur de la campagne marocaine un centre d’art et un hôtel». Mais aussi pour revaloriser l’art islamique dans une période où sévissent les théories du choc des civilisations, assimilant l’islam à la violence.

Pourquoi appeler ce centre d’art «Dar El Ma’Mûn» ? En réponse aux polémiques anti-islamiques, «Al Ma’Mûn étant un calife éclairé à Bagdad qui avait ouvert une bibliothèque que son père lui avait légué pour y inviter les plus grands savants de son époque. Il y entreprit une vaste traduction du grec vers l’arabe et participa au rayonnement de la pensée grecque». Il poursuit, «traduire c’est transformer l’hostilité en hospitalité», qualité inscrite dans la plate-forme Dar El Ma’Mûn. Le lieu est un pôle de recherche en traduction, mais aussi une bibliothèque de plus de dix mille ouvrages ouvert à tout public englobant des activités parascolaires pour les enfants du village voisin. «Pour Dar Al Ma’Mûn, les arts visuels sont une formidable incitation à la prise de parole» pour faire parler les sans-voix de la région en établissant un principe de citoyenneté, c’est-à-dire d’égalité entre les individus.

 

La bougie de l’espoir

S’en suit l’intervention de M. Djamil Aïssani, mathématicien de formation. Nous en retiendrons la passion qu’il met à défendre les échanges culturels et scientifiques entre l’Afrique du Nord, les régions islamiques plus à l’Est et le Nord de l’Espagne depuis la nuit des temps. Aussi, sa passion pour l’eau tout en nous décrivant, tel un historien, sa ville de Béjaia en Algérie, où la bougie à base de cire d’abeille est née. L’apport de cette ville dans le domaine scientifique se fait important à partir du 11e siècle, aux côtés de la ville tunisienne de Kairouan. Il explique que sa fondation s’est intéressée notamment au personnage de Leonardo Fibonacci qui a largement popularisé les chiffres arabes en Occident qu’il a découvert lors d’un séjour à Béjaïa, au détriment des chiffres romains. C’est au huit-centième anniversaire de la parution de l’une de ses publications, La Disputatio, que la fondation a décidé de lui rendre hommage par une pièce de théâtre.

Pourquoi une ville symbole de l’eau et un musée en son honneur ? Grâce aux aqueducs encore sur pied et mondialement connus qui distribuaient l’eau depuis la source de Toudja, mais aussi parce que la population locale est toujours très attachée à cet élément. On y trouvait aussi des moulins d’eau afin de limiter les courants.

Il déplore la destruction, dans les années 1970, de la galerie de Béjaïa constituée au 20e siècle par Émile Aubry, où l’on trouvait entre autres le tableau La Dame en Noir, pour en faire le local d’un club de karaté ! C’est pour cela qu’il a voulu redonner un espace culturel à Béjaïa.

 

L’eau en métaphore

Akila Mouhoubi prit ensuite la parole. Par le biais de son association Rivages, basée à Marseille, elle a coordonné un projet local avec la fondation du précédent intervenant, à Béjaïa en mai 2014 sur le thème de l’eau. Une grande partie de son intervention traite de ce programme qu’elle a réalisé dans la ville algérienne. Le nom du projet est Chemins d’eau ou Iberdan Ouaman. Elle nous explique qu’elle a voulu faire participer les populations autour des arts plastiques. Elle a notamment donné des conférences et organisé trois ateliers dont la roue et les tuteurs. Le premier, organisé en différents groupes, dont les participants devaient constituer -à l’image des moulins d’eaux qui se trouvent aux alentours de la ville- une roue avec les objets (nature, détritus) qu’ils trouvaient à proximité. Ils discutaient ensuite de l’interprétation de cette roue. Un poète puis un chanteur avaient participé en entonnant des chants locaux célébrant la beauté de leurs arts. Les participants devaient construire ensuite un tuteur capable de lever cette pierre, et ce, à l’aide de branches de bois. D’autres activités ont eu lieu dans la ville comme une exposition plus féminine avec des photos de femmes du village et des voiles traditionnels accrochés sur des étendages…

Afin de promouvoir l’art et la culture auprès du plus grand nombre, Adel Essadani, président de l’association Racines, au Maroc, est venu parler de son initiative intitulée les abattoirs de Casablanca. Selon lui, le fait d’amener un public arabe et musulman à l’art visuel, là où la religion interdit l’iconographie, est déjà un «début d’entrée en modernité». Il définit les abattoirs comme étant «une solution» afin de partager la culture avec le plus grand nombre puisque «les friches sont dans les quartiers industriels, des quartiers pauvres dépourvus de pratiques culturelles. C’est en somme de l’éducation populaire.»

 

A la rencontre de la rue

Bchira Triki, du centre Bchira Art Center de Sidi Thabet en Tunisie, a pour but de promouvoir l’art contemporain et ses jeunes talents en les incitant à développer l’esprit critique et à transmettre les valeurs de liberté et de démocratie. Elle précise que «90% des artistes qui ont participé à nos éditions viennent des régions, on les encadre, on les suit». Puis, Faten Mehouachi  de la Maison des arts de Tunis,  qui dit que son ambition est d’offrir un espace où peuvent se produire les artistes de divers horizons. «La Maison des arts aide l’artiste à créer. On a créé un festival qui s’appelle «Afrikia» qui va permettre aux musiciens de produire leurs œuvres. Maintenant on veut sortir de cette maison pour se produire désormais dans les rues, au plus près du public». La particularité de cette association est qu’elle vise l’art dans la rue, le «Street Art» et pousse ses artistes à s’exprimer malgré les pressions exercées par la société. Pour finir, Mohamed Mourabiti dit qu’il a créé la résidence d’artistes «Al Maqam», au Maroc,  dans le but d’accueillir des artistes de tous bords afin de leur permettre de trouver de l’inspiration,  au calme, dans un lieu dédié à l’échange.

 Selon bon nombre d’intervenants, l’espace public au Maghreb est mal aménagé et n’est pas propice aux artistes afin de leur permettre de s’exprimer. Il convient donc d’offrir des espaces aux populations les plus défavorisées afin qu’elles puissent les appréhender et les développer à leur guise, puisque le développement social ne peut se faire que par la culture. Aussi, les castes sont encore présentes au Maghreb et il semble que la culture et l’art sont réservés à un nombre réduit de personnes. La culture n’est-elle pas un moyen de reproduire les inégalités ? En effet, lorsque l’on crée un lieu culturel, ce dernier s’adresse à une catégorie de personnes bien précise et exclut d’office les autres, ont assuré quelques intervenants.

 

De l’amateurisme dans l’art

Vincent Puig, directeur de l’Institut de recherche et d’innovation du centre Georges Pompidou, s’est appliqué à démontrer l’importance de l’amateurisme dans l’art, en prenant comme exemple les amateurs d’art au Louvre qui peignent des tableaux via les originaux qui y sont exposés. «Si l’on n’est pas d’abord un amateur on n’est pas un artiste», assure-t- il.

De son côté, Syhem Belkhodja, célèbre « activiste culturelle » et présidente de l’association Ness el fen, explique qu’elle a pour but de faire venir les artistes étrangers en Tunisie puisque, depuis le 11 septembre, les Tunisiens n’avaient plus la possibilité d’obtenir un visa. Elle parle de ses écoles (danse, cinéma, design) qui sont toutes gratuites dans le but de promouvoir l’art auprès des jeunes. Afin de sensibiliser l’opinion publique, elle a mis en place des opérations «feux rouges» afin d’arrêter les gens dans la rue pour danser.

 

La place de l’art en société

La culture doit être plus accessible. Il faut faciliter la gratuité dans la culture. «Tout comme un salafiste attire les enfant par la gratuité d’une mosquée, nous devons reprendre aux enfants et les intéresser à la culture».

Aussi, il faut rendre l’art visible. Dans une génération touche-à-tout et ultra connectée, internet est le meilleur vecteur de communication. Dès lors, il faut organiser des événements sur des pages Facebook, mais aussi en créant des sites qui entretiennent et mettent en avant la culture. À ce titre, deux projets sont avancés. Une historienne de l’art, Elsa Ben Hammouda, évoque un site personnel qui pourrait sortir dans l’année "Quoi de neuf ?", qui traitera de l’environnement culturel dans Tunis et ses environs. Aïcha Gorgi, appuyée par cette historienne de l’art, évoque le site Zoopolis, sur le même thème créé par des jeunes passionnés par l’art et qui promeut la culture sur la Toile.

Un sujet oppose M. Adel Hmida et Mme Assya Hamdi : le marché de l’art en Tunisie est il-assez structuré ? Pour le premier, il est nécessaire, pour évaluer les prix et mieux faire évoluer le marché de le structurer davantage et de l’organiser. La seconde évoque l’esprit tunisien, plus désorganisé, mais qui fait la spécificité de ce marché.

Cette seconde édition de Jaou-Tunis a montré que l’art est l’affaire de tous. Le Maghreb et la Tunisie sont autant de pépinières d’arts, tant plastiques que musicaux et visuels. Afin de préserver cette culture multiséculaire, l’art doit pénétrer toute la sphère sociale dans toutes ses composantes en s’appuyant sur la communication et se renouveler grâce aux talents visibles ou cachés (qu’il faut aller dénicher) que possède cette région.

 

Inès Aloui & Loris Guillaume 

 

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