Mes parents seraient surpris de voir la casquette coiffer toutes les têtes. Pour eux, la chéchia majidi, d’origine ottomane, et la chéchia tunisienne permettaient, au premier coup d’œil, de reconnaître les catégories sociales. Aujourd’hui, l’uniformisation gomme les signes de la distinction. L’insurrection, usurpée par Ennahdha montait à l’assaut de la hogra. La casquette figure parmi les articles de commerce et l’ancienne génération y verrait une atteinte au critère identitaire. A l’instar de tout intrus, la casquette soulève la problématique de l’adoption et du rejet. Ainsi, le vin et les sauterelles suscitent-ils l’appétition des uns et la désapprobation des autres. Dans «Les jardins de lumière», Amin Malouf écrit : «Lorsqu’on lui offre une coupe de vin, il la prend, en hume le parfum, fait mine de la porter à ses lèvres, mais remarque Pattig, dès que le serviteur s’est détourné, il verse la boisson au pied d’un arbre jusqu’à la dernière goutte ; quand on lui présente une brochette de sauterelles grillées, l’attitude est la même : il commence par refuser et puisqu’on insiste, il en prend une, la laisse bientôt tomber derrière lui, puis, d’un coup de talon, l’enfonce dans le sol, avant de se pencher au-dessus du bassin pour se rincer les doigts.»
L’adoption de la casquette figure parmi l’introduction d’autres aspects vestimentaires ou alimentaires. Ils fournissent l’analyseur de l’ample transformation fondatrice de la colonisation. Les producteurs et vendeurs de la chéchia voient d’un mauvais œil la part de marché subtilisée par la casquette colonisatrice de nos têtes. La déstructuration des formes coutumières de production, concurrencées par les articles d’importation, repose sur un mécanisme économique spécifique : l’échange de biens où fut incorporé un temps de travail inégal. La confection de la chéchia transite par les étapes d’une temporalité prolongée. La fabrication industrielle de la cassette occupe un temps bien moins long. Dans ces conditions, la chéchia ne saurait tenir tête à la casquette. La conscience, plus ou moins claire, de cette guerre meurtrière subie par l’artisanat endolori explique l’ambivalence où patauge la représentation individuelle et collective de la casquette. D’une part, le porteur apprécie l’efficacité protectrice et de l’autre, ce machin, venu d’ailleurs, souligne la trahison générale de la chéchia ancestrale. De même, lors d’une recherche appliquée, poursuivie au Mali, je fus surpris par l’énonciation de l’hymne national en langue française. De nos jours, marqués par la crise, la mévente de la chéchia cligne vers le rapport établi entre la casquette importée et la société. À travers les souks, certains touristes acquièrent quelques chéchias.
Mais jadis, presque tous les Tunisiens portaient ce couvre-chef coutumier.
Pareille demande élargie avait partie liée avec l’ensemble des produits dits, aujourd’hui, artisanaux. Dans l’ancienne société, il ne venait à l’idée de personne de qualifier ainsi les mêmes produits. La notion d’artisanat demeure une catégorie de pensée inventée au point de jonction où la modernité transforme l’ancienne société. L’objet de consommation, banal, routinier, reçoit un habillage apte à l’exposer dans un musée. Une connotation nouvelle, inédite, ajoute une signification originale à sa consistance originelle. Au fil du temps et des générations surgissent de nouvelles appréciations. L’avantage des langages permet d’appliquer de multiples dénominations pour désigner la même entité : « Les Grecs l’appellent, parfois, Aphrodite, les Perses Anahita, les Egyptiens Isis, les Romains Vénus, les Arabes Allèt », ajoute Amin Maalouf. Semblable concomitance de visions et de croyances remet en question l’adhésion à l’idée même de véracité. Le surpoids des contingences fourre dans le même panier la casquette, la chéchia et le béret. C’est l’instant où prévaut l’universelle fraternisation. Dès lors, la stigmatisation de la casquette ne relève plus de la recherche concrète mais elle appartient au schisme introduit par l’ethnicisme, antichambre du racisme. La prétention à l’objectivité cache une bonne dose de subjectivité. Pour Geertz, il n’y a que des opinions dans le domaine des sciences humaines.