L’Artisanat en perdition : Peut-on concilier 3 plans de sauvetage

300.000 artisans survivent péniblement depuis longtemps, la crise du tourisme a apporté le coup de grâce depuis six ans, une faible rentabilité et une contribution dérisoire (2%) au PIB alors que les potentialités en matière de valeur ajoutée, de savoir-faire, de richesse du patrimoine, d’emploi additionnel et d’exportation sont innombrables. Comment faire pour promouvoir un secteur qui recèle en lui-même une forte identité et une habilité rare, mais qui a été sous-estimé et a vécu dans une étroite dépendance avec le tourisme ?
Le bureau d’étude chargé d’élaborer un plan de développement du secteur 2017-2021 a livré ses conclusions qui diffèrent de celles de la profession qui vit au quotidien les difficultés et propose des mesures concrètes pour le sauvetage de son gagne-pain. L’Administration n’adopte en finalité, de son côté, que des actions différentes, plus ou moins bien inspirées, conçues  dans des bureaux feutrés, mijotées par de grands commis de l’Etat, épris de règlementations rigides et étrangers au secteur dans le but de relancer en cinq ans, un pan entier de l’économie nationale, moyennant 50 millions de dinars.
Attendons pour voir et passons en revue les propositions des uns et des autres pour analyser divergences et coïncidences.
Ahmed Gdoura, responsable du bureau d’études qui a procédé à l’élaboration du plan, a été impressionné par le lourd fardeau de l’endettement de 35.000 artisans depuis 15 ans, propose la modernisation du secteur, afin de produire des articles économiques et sociaux harmonieux et rentables qui répondent aux attentes de la clientèle, avec un rendement plus élevé et une promotion des exportations.
Il propose 6 mesures concrètes, nécessaires à la relance du secteur. D’abord, l’interdiction des importations légales de produits d’artisanat commercialisés ensuite sur les marchés tunisiens, ainsi que la limitation des produits en contrebande, introduits de façon illégale : bas de gamme et pacotilles qui provoquent une concurrence déloyale et agressive aux produits tunisiens authentiques outre l’hémorragie en devises. Ensuite, l’intégration des diplômés du supérieur dans les ateliers d’artisanat pour promouvoir l’innovation et améliorer la qualité du produit. Il préconise la conclusion de contrats entre artisans individuels et sociétés de production d’articles artisanaux qui ont les moyens et maîtrisent les circuits d’exportation et de commercialisation des articles d’artisanat.
Enfin, la mise au point d’un plan régional spécifique pour les quatre gouvernorats du Sud : Kebili, Tataouine, Gabès et Médenine avec un investissement de 5 millions de dinars destiné à restaurer la confiance et à soutenir sur cinq ans, artisans et commerçants de l’artisanat qui sont totalement sinistrés.
Le bureau d’études propose l’exonération des dettes pour l’ensemble du secteur et la mise en place d’un système de financement bonifié pour tous les artisans car il s’agit de victimes de la crise du tourisme et du marasme économique qui frappe le pays depuis 2011. Il faut savoir qu’un grand nombre d’artisans ont abandonné le métier, faute de pouvoir survivre avec la régression vertigineuse des ventes depuis 2011. Plusieurs centaines de commerçants en produits d’artisanat situés dans les zones touristiques de Sidi Bou Saïd, d’Hammamet, Sousse, Djerba, les Souks de Tunis et Kairouan et le tourisme saharien ont fait faillite et fermé boutique.
Des milliers de femmes artisanes du tapis à Kairouan, dans les villes du Sahel et dans le Sud du pays qui travaillaient chez elles pour le compte de commerçants plus ou moins zélés n’arrivent plus à trouver de clients et donc sont privées de revenus depuis six ans, si modestes soient-ils. Il faut dire que la qualité des produits artisanaux a beaucoup baissé depuis vingt ans tandis que les prix ont flambé, ce qui décourage la clientèle tunisienne, cependant amatrice de belles “choses”. De son côté la Fédération de l’artisanat (UTICA) présidée par Salah Amamou émet des réserves sur plusieurs axes fédérateurs de la stratégie de développement de l’artisanat, proposée par les pouvoirs publics. Il est sceptique sur les mesures à adopter pour ce qui est de leur efficacité concrète à résoudre les difficultés relatives à la commercialisation des produits de l’artisanat ainsi que les problèmes concrets d’approvisionnement du secteur en matières premières, délais rapides, prix abordables, disponibilité et qualité. Il est attaché aux décisions du conseil interministériel relatif au secteur : création d’une société pour la commercialisation des produits de l’artisanat et de distribution des produits finis, rattachement des centres de formation professionnelle à l’ONA, restructuration de l’ONA, avec création de 24 directions régionales de l’artisanat (en remplacement des délégués régionaux, afin de pratiquer un véritable encadrement et accompagnement des artisans. Il s’agit d’une nouvelle vision du rôle de l’Etat avec une implication plus grande dans le secteur et sa réanimation. C’est pourquoi, la Fédération émet des doutes sur l’efficacité du plan de redressement du secteur. Mais en fait, en quoi consiste le plan proposé par le ministère pour relancer l’activité du secteur ? D’abord, réviser le cadre institutionnel et réglementaire du secteur : statut de l’artisan, rôle de l’efficacité, classification des métiers, couverture sociale, carte professionnelle, mécanismes de financement « une œuvre colossale qui exigera des décennies, sans valeur ajoutée réelle pour les revenus des artisans en détresse, “même si elle est utile”.
En deuxième lieu, la mise à niveau du secteur : développement des compétences et des connaissances, mettre au point des cycles de formation pour les jeunes pour assurer la pérennité des spécialités en voie de disparition exemple.
En troisième lieu il y a les investissements et les entreprises à promouvoir, ce qui permettra d’intégrer le secteur dans un cercle vertueux : s’équiper, s’organiser, innover et produire de la qualité de façon rentable pour conquérir des marchés extérieurs.
Il faut revoir totalement la conception des espaces dédiés à la production et à la commercialisation artisanales : cités ou villages artisanaux, bazars, magasins recommandés, souks ou s’enchevêtrent pacotilles chinoises et articles d’artisanat,…
L’artisanat doit s’imposer dans le paysage urbain économique comme un produit de base et ne pas être marginalisé comme un accessoire plus ou moins folklorique.
Il faut créer un label de qualité, certifié et classé selon des normes techniques auxquelles correspondent des références de qualité et de prix. Une politique marketing doit être pensée et mise au point, fondée sur l’authentique et la qualité.
Enfin il y a un déficit de communication et d’information à combler grâce à cette nouvelle vision afin de favoriser le rayonnement de l’artisanat tunisien sur son propre marché et à l’export.
L’existence et l’activité de l’observatoire national de l’artisanat mériteraient d’être signalées, car il n’y a aucun écho dans les médias. La création de musées de l’artisanat serait une initiative louable pour conserver un patrimoine en voie de disparition devant l’invasion torrentielle des produits industrialisés, sans âme et sans historique.     

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