Yasser Maârouf
On l’avait constaté depuis quelques années, depuis que les touristes ont déserté nos souks : notre artisanat va mal. Un chiffre obtenu auprès d’un haut responsable du secteur donne toute la mesure de la crise que traverse notre artisanat : « le tapis traditionnel tunisien, si important pour l’exportation, a vu sa production chuter de 426 mille m2 en 2001, à 68 800 m² en 2013. »
Ce n’est là qu’un des multiples problèmes que rencontre notre artisanat, jadis florissant et aujourd’hui à la traîne tant du point de vue de la qualité qu’au niveau de la quantité et donc de l’exportation. Outre la Révolution et l’absence de touristes, de nombreux facteurs participent à ce recul. Nous les avons découverts avec étonnement, pour ne pas dire avec consternation…
Une dame voulant offrir un cadeau original à des amis étrangers, a choisi de leur acheter une cage de Sidi Bou Saïd. Mais en visitant les boutiques qui mènent de la porte de France à la Kasbah et que les Tunisiens appellent « le souk des touristes », elle s’est rendue compte que la finition n’était pas parfaite, que plein de petits défauts jalonnaient le bois et les fils de fer, en plus d’une peinture écaillée.
Pourtant, en visitant le Salon de l’artisanat qui se tient tous les ans au printemps au parc des expositions du Kram, elle avait eu une bonne impression des articles présentés, qui étaient d’une grande finesse et d’une qualité irréprochable. Elle nous dira : « j’avais l’impression que notre artisanat avait deux facettes : une excellente pour les foires, et l’autre médiocre pour le grand public ! C’est le comble de l’aberration car on les paye assez cher… »
Une situation qui fait dire à un haut responsable du secteur : « une menace de disparition plane sur le secteur de notre artisanat, qui représente pourtant l’identité tunisienne, l’authenticité de notre culture et un héritage précieux à préserver. » Les difficultés auxquelles fait face le secteur sont d’abord les difficultés d’écoulement de ces produits aussi bien sur le marché intérieur qu’extérieur.
Des apprentis absents
Mais il y a aussi l’absence de relève, la faiblesse de la formation et de l’apprentissage des métiers de l’artisanat à des jeunes. Des jeunes qui semblent réticents à s’investir dans ce secteur d’activité et à prendre la relève de leurs prédécesseurs ou de leurs propres parents.
Amine, 14 ans, l’un des rares apprentis rencontré dans une boutique de sculpture sur marbre du côté de Dar Chaâbane nous a confié : « je travaille ici provisoirement car mon père m’y oblige. Mais je ne passerais pas ma vie dans la poussière, à découper du marbre, alors que les enfants de ma « Houma » (mon quartier) gagnent cent fois plus en faisant de petits boulots faciles. » Nous apprendrons plus tard qu’il y a dans cette zone un grand trafic de stupéfiants et que des arrestations ont lieu périodiquement.
Quant à la formation, elle constitue le talon d’Achille de ce secteur, car elle a été marginalisée depuis plusieurs années pour des raisons obscures ou de mauvais calculs des responsables de ce secteur. Notre haut responsable de l’Office de l’artisanat assure que cet organisme « dispose de ses propres structures, comme les commissariats régionaux qui ne jouent pas leur rôle correctement dans la formation des jeunes. Pourtant ce secteur pourrait jouer un rôle important pour lutter contre l’exode rural grâce à la dynamisation des villages artisanaux dans nos régions. »
La cage japonaise
Il faut également reformer le système de la propriété intellectuelle et inscrire tous les objets traditionnels aux droits d’auteur, afin de ne pas se retrouver dans la situation aberrante des cages à oiseaux de Sidi Bou Saïd. En effet, un japonais ayant constaté que ces merveilleux objets traditionnels n’étaient pas un modèle déposé, il s’est empressé de déposer ce modèle qui est devenu une cage japonaise et du même coup sa propriété privée !
L’autre grand problème qui est en train de miner notre artisanat, ce sont les produits de contrefaçon souvent d’origine chinoise, qui ont envahi les marchés tunisiens et partant ont condamné à la stagnation les produits artisanaux locaux. Cela va des couvertures aux objets en bois, en passant par les bibelots de décoration. Prisés pour leurs bas prix, ces produits, en dépit de leur qualité médiocre, ont fortement concurrencé l’artisanat local, qui a fini par perdre une grande part de marché, en l’absence de contrôles stricts.
Mais il faut aussi perdre cette mauvaise habitude que certains de nos artisans ont prise depuis quelques années et qui consiste à copier des objets égyptiens, marocains ou même français, comme la tour Eiffel ! Un couple de touristes français qui arpentait les souks, s’est vu proposer des pyramides égyptiennes et la dame a eu cette réflexion : « on nous prend vraiment pour des ploucs ! Si on avait envie d’acheter des pyramides ou des statuettes de pharaons, on serait allés en Égypte… »
En effet, notre patrimoine est riche grâce aux nombreuses civilisations qui se sont succédé tout au long des siècles et nos musées sont gorgés de bijoux, de mosaïques, de sculptures, de costumes, de meubles… Mais lorsque l’on fait un tour dans les souks et les magasins spécialisés, on n’y rencontre qu’une foison d’objets se ressemblant tous, sans aucune âme ni originalité, créés par des artisans perpétuant les gestes de leurs ancêtres et tentant maladroitement d’apporter une touche de modernité.
Or la concurrence mondiale dans ce domaine est rude et si l’originalité et la qualité ne sont pas au rendez-vous, les Tunisiens comme les visiteurs étrangers vont se détourner et chercher d’autres objets décoratifs ou usuels. Entre les poteries ancestrales de Sejnane, les tapis de Kairouan ou les « mergoum » et les « klim » notre artisanat possède des objets originaux, qui ont une âme et qui sont utiles dans la vie quotidienne.
Et puis il y a de nouvelles filières à exploiter, comme le bambou ou le rotin, les arômes originaux des parfums distillés, la poterie design… L’idéal serait d’arriver à allier tradition et modernité, afin de parvenir à intéresser tous les publics. Des milliers d’emploi sont en jeu. Notre patrimoine ancestral aussi…
Rencontre avec un artisan
« Mes deux enfants ne veulent pas apprendre mon métier. Ils vivent de petits trafics qui leur rapportent plus d’ennuis que d’argent ! » Celui qui se confie à nous avec beaucoup de tristesse est un ébéniste qui fabrique de vrais chefs-d’œuvre en bois ciselé à Nabeul…
Le tourneur qui se plaignait de l’attitude de ses deux enfants évoque ce problème en ces termes : « chaque fois qu’un parent m’apporte un jeune pour lui apprendre le métier, il demande tout de suite un salaire fixe ou bien il s’enfuit au bout de quelques jours… »
Pour lui, « il y a une erreur à la base : maintenir des enfants nuls ou peu studieux à l’école jusqu’à l’âge de 15 ou 16 ans est aberrant, car de toutes façons ils ne deviendront jamais médecins ou avocats. Il faut les libérer de l’école dès l’âge de 11 ou 12 ans car ils sont encore malléables et ils ne traversent pas la crise d’adolescence et les révoltes qui les accompagnent souvent. En plus, ils apprennent mieux le métier, car ils sont plus réceptifs et ils ont soif de savoir… » Apparemment, notre artisan n’a pas l’air de connaitre les exigences du code du travail qui interdit le travail des enfants !
Puis il nous raconte sa propre histoire : « c’est mon père qui m’a appris le métier dès que j’ai commencé à comprendre les choses, vers six ou sept ans. Au début, je m’amusais à tailler des chutes de bois sur le tour, qui n’était pas électrique et que mon père faisait marcher avec le pied à petite vitesse. Puis je me suis pris au jeu et peu à peu j’ai pris la relève de mon père, surtout que j’avais quitté l’école, car je n’étais pas très doué pour les études. »
Les perspectives d’avenir ne sont pas roses pour notre artisan : « aujourd’hui je gagne très bien ma vie, je travaille sur commande en créant certaine parties des meubles que me commandent les menuisiers. Et je me demande quel sera l’avenir de mes deux enfants et plus généralement celui de mon métier et de l’artisanat dans ce pays… »