L’autonomie économique et la deuxième indépendance politique

La Tunisie a fêté cette année l’anniversaire de son indépendance avec un sentiment mêlant l’amertume du vortex de la nébuleuse terroriste aux acquis de la Révolution dont le couronnement était la mise en place effective des instituions durables de la deuxième République, un tournant majeur de l’histoire du pays devant incarner la démocratie, la prospérité économique et la solidarité sociale. Mais, c’est le sentiment de fierté, d’orgueil et de confiance en l’avenir, ainsi que la détermination de braver toutes les difficultés qui l’emportent et dominent l’ambiance générale dans le pays, favorisant ainsi la persévérance sur la voie de l’indépendance dans toutes ses dimensions.

La première indépendance politique vis-à-vis du colonialisme a permis, en fait, l’émancipation de l’esprit tunisien, de la femme tunisienne et de la décision nationale, alors que la deuxième indépendance politique vis-à-vis de la tyrannie des gouvernants est venue pour augurer une nouvelle ère de droits, de libertés et de dignité. Mais cette « alchimie » a-t-elle été élargie à la dimension économique? Où en est l’indépendance économique dans la lignée de  l’indépendance politique?

Le normatif qui nous exhorte toujours à s’interroger sur les raisons de notre retard de développement sous-tend l’intérêt d’aborder la question de l’indépendance économique, condition nécessaire au bien être social, à un moment critique où le pays
se trouve à la croisée des chemins face à des problèmes à la pelle et un monde qui n’attend pas. Sémantique oblige, la notion de l’indépendance économique est relative. Il est en fait, préférable d’utiliser plutôt le concept d’autonomie, parce qu’au sein d’un système économique, les acteurs sont en interdépendance ce qui n’exclut pas les relations extérieures d’un pays. Ainsi, l’autonomie peut exprimer mieux cette dynamique systémique et éluder toute équivoque pour recouvrir le fait de « se gouverner par ses propres lois ». Autrement dit, l’autonomie se définit comme « la capacité par les agents d’un champ à définir par eux-mêmes, sans que cela leur soit imposé par d’autres, ou bien au nom d’intérêts extérieurs, leurs activités, les critères qui les définissent et à maîtriser leurs conditions de production».

Partant de ce principe, le processus de l’autonomie économique, recherché depuis l’accession de la Tunisie à sa souveraineté, s’avère un processus structurellement incomplet et ce, malgré les divers acquis enregistrés et toute l’œuvre de réformes qui s’est faite en l’espace de plus de cinq décennies, ce qui appelle l’exploration des directions de cette autonomie et la définition des conditions de son appropriation.

Un processus structurellement inachevé

Après la conquête de sa souveraineté, le pays s’est engagé dans un processus de tunisification des structures, ouvrant la voie à la construction d’une économie nationale avancée et autonome.

La Tunisie est ainsi passée avec succès d’une économie dépendante essentiellement de l’exportation de produits primaires, à une économie plus diversifiée tirant ses ressources de produits manufacturés et de services. Disposant de fondamentaux stables, d’une accumulation encourageante de  capital, et d’un secteur privé plus important,  l’économie tunisienne s’est constamment accrue, pour atteindre des taux de croissance approchant les 5%, ce qui a rendu possible une amélioration relativement appréciable du revenu par tête et une réduction du seuil de pauvreté absolue. Cependant, ces acquis globaux en termes d’autonomie ne devraient pas dissimuler des écueils structurels considérables.

Au niveau interne, la Tunisie a connu une alternance de stratégies de développement économique diverses depuis l’indépendance, lesquelles stratégies se différencient les unes des autres par leur teneur et leur durée, conformément aux choix politiques, aux exigences sociales et à l’évolution des idéologies. Ces stratégies ont contribué à différents degrés à développer les structures de l’économie, mais la maîtrise des conditions de production demeure en deçà des objectifs, et l’économie se trouve dans l’incapacité de changer radicalement de cap. En effet, si la Tunisie est parvenue à dégager des taux moyens de croissance avoisinant son potentiel, elle s’est montrée incapable de réduire la pauvreté et le chômage de façon significative. L’économie nationale souffre d’un processus de transformation structurel trop lent pour obtenir une croissance plus forte et briser la structure duale existante. Notre économie a subi depuis des années des mouvements de rupture majeure autour de certaines questions de fond  tel que l’énergie  avec de fortes tensions sur les capacités de production et des incertitudes fortes sur les prix et les technologies de substitution. L’investissement privé n’a pu émerger et prendre son autonomie à cause de la faiblesse de la qualité de l’environnement des affaires, de la prolifération de l’économie des clans et de tous les dysfonctionnements institutionnels.

Au niveau externe, la Tunisie n’a pas manqué d’exprimer sa dépendance vis-à-vis de l’étranger. La première manifestation de cette dépendance est de nature commerciale là où l’économie nationale, économie de sous-traitance, est sous la houlette des donneurs d’ordre, là où la structure géographique des échanges est à dominante européenne et là où la compétitivité dépend des coûts salariaux bas aux dépens de la qualité des produits et l’insertion dans les réseaux mondiaux. La deuxième dépendance est d’ordre technologique et d’approvisionnement où les biens de capital ainsi que les matières premières sont totalement importés. La troisième dépendance est financière dans la mesure où le tiers des besoins de financement de l’économie en moyenne est couvert par l’épargne étrangère, et la balance des paiements courants est chroniquement déficitaire.

Une situation affaiblie au tournant de la Révolution

Après la Révolution, la dépendance de l’économie nationale au sens retenu  a été prise en étau.  Au plan externe, la dépendance financière a atteint son paroxysme au vu de la chute du taux d’épargne nationale, en atteste le creusement du taux d’endettement extérieur qui  est passé de 36.9% du revenu disponible brut en 2010 à 43.7% en 2013. Mais, le drôle du phénomène est du côté institutionnel. En effet, l’expertise dont a fait preuve, par le passé, l’Administration tunisienne dans les négociations avec les bailleurs de fonds a été en quelque sorte entachée et des lacunes managériales se sont révélées au niveau du traitement du dossier de la coopération technique et financière.

La Tunisie a montré, surtout après la Révolution, une faible capacité de maîtrise et d’absorption de l’afflux des programmes d’appui extérieur, en témoigne le retard dans la promulgation d’un nombre de textes législatifs conditionnant les décaissements sur les programmes d’appui à la relance cofinancés par la Banque mondiale, la Banque africaine et l’Union européenne et au titre de l’accord de confirmation avec le FMI, on cite en particulier les lois relatives au partenariat public privé, à la société de gestion des actifs et à la restructuration des banques publiques.  A maintes reprises, les bailleurs de fonds ont considéré que le pays accuse un retard dans l’avancement des réformes convenues, ce qui les a amené à réduire les tranches de décaissements prévus, les retarder ou à revoir la programmation initiale de l’enveloppe allouée.

Cet amalgame s’explique par la sous-estimation de l’ampleur des engagements à prendre alors que les réformes d’envergure doivent prendre le temps nécessaire et le consensus requis. Elle trouve aussi ses origines dans la faiblesse de la position des gouvernements quant à la fixation de la consistance des programmes avec les pourvoyeurs de fonds vu la nécessité de couvrir le gouffre financier qui n’a cessé de se creuser. L’instabilité politique et la succession des gouvernements a retardé le processus des réformes dont le contenu dépendait parfois de la vision et de l’opinion propre des responsables. Par ailleurs,  le  manque de stratégie de développement à moyen et long termes à cause de la suspension des plans de développement n’a pas aidé à bien encadrer les besoins réels du pays en termes de projets de développement et de programmes de réformes.  Du coup, les décideurs politiques étaient dépourvus de l’argumentaire requis pour défendre l’intérêt national en négociant avec les bailleurs.

Au plan interne, l’appareil de production a été pratiquement prisonnier des tiraillements politiques liés à la phase transitoire, pris en otage par les revendications sociales et professionnelles démesurées et exténué par le recul de la valeur travail.

L’on se doit, impérativement, après cette évaluation de la capacité d’affranchissement de notre économie, à assurer les réformes et les évolutions requises à cet effet, pour devenir le maître de notre sort.

Les conditions impératives d’appropriation future

Les enseignements de l’histoire et les exigences de la deuxième indépendance politique doivent imprimer une orientation nouvelle à l’autonomie économique. Cette dernière dépendra du triptyque : valeurs, projet et action.

Des valeurs de prospérité

La Tunisie d’aujourd’hui ambitionne de rebâtir un nouveau modèle de développement équilibré entre l’ouverture politique, la prospérité économique, la justice sociale et l’identité culturelle, et communément partagé par les partenaires sociaux et en phase avec les aspirations du peuple et les impératifs de la Révolution.

C’est la bonne gouvernance, la créativité, l’ouverture et le consensus social, qui devraient désormais former le nouveau système de valeurs qui sous-tend les comportements individuels et collectifs de la nouvelle économie nationale ; un nouveau paradigme dans lequel Etat, entreprise et société civile devraient partager les rôles et assumer pleinement leur responsabilité envers la patrie.

Le développement économique inclusif et harmonieux requiert l’enracinement d’une nouvelle tradition de dialogue entre les partenaires sociaux. À ce sujet, il importe de rappeler le miracle scandinave, lequel repose en premier lieu sur l’existence d’un dialogue social très développé et des liens forts et renouvelés entre les différents partenaires sociaux ayant tous renoncé à toute position d’affrontement. Le modèle danois de flexicurité prônant une grande flexibilité du marché du travail, une protection généreuse des revenus en cas de chômage et une politique d’activation très développée, s’est avéré bénéfique pour l’emploi. La modération salariale et la préservation de l’emploi constituent toujours les leviers puissants du modèle de l’entreprise en Allemagne où les salariés sont prêts à faire les sacrifices nécessaires pour permettre à l’entreprise et à l’économie de résister à tout remue-ménage.

Un projet révolutionnaire

La Tunisie a besoin aujourd’hui de nouvelles idées, d’une grande imagination,  d’une thérapie de choc, bref d’un projet novateur qui changera le paysage du pays. C’est navrant de voir la Tunisie « incapable » de renouer avec des projets grandioses dans leur conception et originalité indépendamment de leur référence idéologique et de leur succès ou échec, à l’instar de la stratégie d’industrialisation par substitution aux importations et des pôles industriels régionaux des années 60 et 70. C’est vrai que le pays s’est parfaitement inscrit dans le paradigme libéral dicté dans les années 80 par les plans d’ajustement structurel, et dans une démarche plus générale de développement durable dans les années 90, mais les réformes poursuivies n’ont pas réussi à révolutionner l’état de l’économie en termes de croissance, de structure économique et de compétitivité au regard des défis socioéconomiques. Bien au contraire, la dynamique économique a commencé à montrer des signes d’essoufflement au cours de la décennie 2000. Le modèle mis en œuvre a l’air d’être standard et n’a pas la grande ambition nationale de proclamer une autonomie réelle.

Si on se donne la peine de regarder autour de soi, on constate l’ampleur du changement dans un monde qui se transforme à très grande vitesse. La Turquie, en l’espace d’une décennie, après la grande crise économique de son histoire au début des années 2000, devient une puissance régionale de premier plan.  Porteuse du grand projet d’adhésion à l’Union européenne, elle constitue une étude de cas d’un développement économique réussi.  Le Maroc n’a pas manqué de réaffirmer ses ambitions africaines et faire de la conquête de l’Afrique un projet incontournable. Mettant son secteur financier, sa flotte aérienne et  ses entreprises au service de ce projet de vocation africaine, le Maroc incarne son rayonnement continental vecteur d’autonomie. L’Egypte vient d’annoncer, tout récemment, son intention de construire une nouvelle capitale administrative et commerciale ; un projet pharaonique pour l’avenir du pays. Une ville presque à la taille de Singapour et qualifiée de « mondialement importante » avec une infrastructure intelligente, qui fournira de vastes opportunités économiques et promettra la qualité de vie des citoyens. Ces projets qui visent le leadership et l’optimisation du positionnement stratégique doivent inspirer la Tunisie dans son action économique.

L’action pas les emblèmes 

Les meilleurs emblèmes et les grandes ambitions ne sauraient suffire à changer la réalité économique d’un pays  s’ils ne sont pas traduits véritablement par des actions concrètes.

A rappeler que le dixième plan du développement (2002-2006) a été mis sous l’emblème « Gagner le défi de l’emploi, asseoir l’économie  du savoir et consolider la compétitivité » tandis que le onzième plan (2007-2011) a eu pour but «l’édification d’une société moderne et solidaire ». 

Ces deux plans de la décennie 2000 n’ont pas manqué d’énoncer les attributs de ce qu’on appelle aujourd’hui nouveau modèle de développement économique. Economie de savoir, transformation structurelle de l’économie, innovation, activités à haute valeur ajoutée, croissance verte, structure géographique équilibrée des exportations, modernisation de l’environnement des affaires, partenariat public-privé, investissement dans le capital humain etc, autant d’options de réformes qui n’étaient pas traduites par des résultats probants. Plus décevant encore, les grands projets structurants annoncés dans les années 2000 n’ont pas vu encore le jour.

Malgré les atouts significatifs dont dispose la Tunisie et laissant présager des performances économiques, les résultats en  termes  de croissance ne sont pas encore à la hauteur des engagements. Je suis absolument persuadé que l’énigme réside dans le manque d’action plutôt qu’au niveau des grands choix économiques.

Le moment est venu d’abattre l’immobilisme, de mettre tout le paquet, de rattraper le retard dans la mise en œuvre des réformes et de mettre les problèmes concrets au sommet des préoccupations du gouvernement afin de remettre en mouvement une économie qui a tendance à se maintenir dans une certaine stagnation.

Les mots d’ordre doivent être désormais « travailler sans débrider » et «réactiver l’existant ». Et pour se faire, il faut assurer la bonne coordination et surtout ancrer la logique axée sur la performance dans la gestion opérationnelle et stratégique, laquelle logique implique la flexibilité, la responsabilisation et la sanction.

Le nouveau plan quinquennal de développement doit libérer toutes les potentialités et ne pas lésiner sur les moyens qui permettront à la Tunisie de réaliser sa véritable autonomie économique.

Alaya Becheikh

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