Un bon et très fort discours ne fait pas forcément une bonne et efficace politique, on le sait, mais il arrive qu’un «pitch» original conduise presque par surprise à une délivrance populaire, dont la puissance d’évocation tiendra davantage, en définitive, à l’inattendu de ses détours qu’à l’efficacité de son intrigue. C’est bien le cas pour le discours de Kaïs Saïed le 25 juillet 2021, après une journée de manifestations. Les citoyens ont l’impression que l’État les a abandonnés et qu’ils ne lui doivent rien, en plus, la «révolution du jasmin» (14 janvier 2011) a laissé place à un régime ni foi ni loi où politiques de tout bord sont corrompus et incompétents. Contrebande, terrorisme, clientélisme, prédation, organisation de filières d’immigration clandestine asservis à des réseaux mafieux, détournement de fonds et surtout de subventions et aides étrangères et intimidation de tout genre. Désormais, les arguments circulent d’un bord à l’autre. Les thèmes de la trahison du peuple par la classe politique sont utilisés par le Président de la République pour défendre un modèle de gouvernance où le souci de l’ordre public, l’autorité de l’État de droit et l’égalité sociale l’ont emporté sur celui de la liberté illimitée et la démocratie de façade. Cette politique renvoie à un courant de pensée spécifique inspiré de l’œuvre d’Ibn Khaldoun (1332-1406), qui soutient que la catégorie de «peuple» est une construction toujours recommencée qui, autour d’une poignée de thèmes unificateurs, permet à une composante de la société d’être érigée en incarnation de la population tout entière. Une question parfaitement rhétorique, la réponse y étant incluse : sur les ruines d’un système politique bâtard et défaillant, est-il possible de voir naître un système plus juste et plus démocratique ? Opposer la souveraineté populaire et l’État de droit aux droits de l’homme revient à créer un totalitarisme, le totalitarisme même sur lequel repose la dictature. On se retrouve certes dans un Etat de droit mais plus dans une démocratie, avertissaient les prêcheurs de ce qu’on appelle «le droit-de-l’hommisme». C’est faire preuve, me semble-t-il d’inconséquence, étant donné le contexte politique dans lequel on se situe, qui est celui d’une pression forte sur le principe même de l’État de droit. Les Droits de l’Homme ne sont pas un principe unifié dont on pourrait déduire telle ou telle organisation de la vie politique et sociale. Ils ne permettent pas d’eux-mêmes de trancher la plupart des questions qui traversent notre société. La signification concrète donnée au principe de ces valeurs varie, moyennant certaines limites, d’une société démocratique à une autre. Défendre cette approche ne consiste pas à remplacer une adhésion par une autre, à brûler ce qu’on a adoré. Au contraire, il doit servir à s’interroger, à chercher ce qui est nécessaire dans le contexte actuel ou ne l’est pas, ce qui est utile ou non. Laissons-nous guider par l’urgence de la situation : cette discorde entre les défenseurs de l’autorité de l’État de droit et les braillards du droit-de-l’hommisme est une ligne de faille qui ne doit pas devenir, où tant d’enjeux se recoupent, une ligne de front. Nous ne devons laisser aucune occasion de souligner que si cette sous-religion du « droit-de-l’hommisme» qui sème à tout vent injonctions, exorcismes et impunité, existe, ne peut être niée comme telle, elle est dans l’ordre des fléaux, nuisible à la démocratie que nous devons instaurer. Pour dissiper tout équivoque, je parle de l’inconséquence de certains intellectuels qui crient au «coup d’état», voire de leur irresponsabilité dans le contexte actuel, mais je ne mets pas en doute leur engagement démocratique. Je ne veux pas discréditer d’emblée leurs critiques, qui ont pour intérêt de forcer le Président à mieux préciser le sens de la politique qu’il défend. Malheureusement il est des réveils qui ne parviennent pas à dissiper le profond de la nuit. Et qui laissent tout envahi, tout poissé des images des rêves. Où les idéologies l’emportent sur l’intérêt de la nation et son peuple, laissant le jour douteux.
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