Le «bâillon» pour voter une dette toxique

Alors que la BCT (Banque centrale de Tunisie) met en branle sa machine à billets, la turbulente Assemblée des Élus du Peuple (ARP) a décidé, le 2 février, de mettre le bâillon pour voter, sans discussion de nouveaux prêts et endettements liés. Complices, le gouvernement, les élus et les bailleurs de fonds endettent le pays et pénalisent injustement les générations futures. Un jeu dangereux et les bailleurs de fonds doivent assumer leur responsabilité historique et morale. Témoignage…

Démocratie endettée, démocratie au rabais!
Les scènes déplorables dans lesquelles les parlementaires ont voté, le 2 février, les ententes de dette contractées par le gouvernement tunisien auprès d’une Banque allemande de développement en disent long sur la place qu’accordent ces députés aux enjeux de la dette et de l’endettement. Cela en dit aussi sur tous ces prêts bricolés par les gouvernements successifs depuis 2011, auprès de l’AFD (gouvernement français), du FMI, de la Banque mondiale, la GIZ, la Turquie, le Qatar, etc.
Le pire c’est qu’on endette le pays pour payer les salaires d’une administration pléthorique et inefficace. Pour mousser les privilèges des élites politiques, en fermant les yeux sur une mal-gouvernance endémique qui ruine l’économie du pays depuis 2011. Douze gouvernements se sont reliés au pouvoir depuis 2011, avec aucune réforme audacieuse ni croissance économique, autres que les échecs successifs et les gaspillages des deniers publics financés. Des gouvernements dopés par la dette, et gavés par la complicité des certaines institutions internationales peu scrupuleuses.
Dans ce jeu dangereux, élus et bailleurs de fonds sont complices, avec à la clef une immoralité insensée (aléa moral), une illégitimité des engagements (agency problem) et une adversité sans précédent au sommet de l’État tunisien.
Aujourd’hui, le parlement tunisien, balkanisé comme il est, n’est plus fonctionnel, n’est plus crédible pour endetter le pays.
Face à l’impasse budgétaire, face à la grogne sociale et face à un gouvernement ni-ni (ni totalement technocratique, ni totalement politique), un gouvernement chancelant, le parlement tunisien est désormais devenu un véritable souk à la criée, une arène de boxe et une tribune où les plus incompétents tiennent par le nez les plus corrompus.

Parlement Karakouz?
Un parlement, où tout se transige contre argent sonnant et trébuchant, pour financer les partis, et faire taire les plus récalcitrants. L’intimidation et la violence font désormais partie des us et coutumes de ce parlement présidé par Rached Ghannouchi, le chef du Parti islamiste Ennahda.
Pour un ancien vice-président de ce même parlement : «ce parlement fait désormais figure de Karakouz» (théâtre satirique d’ombres, datant du 16e à Tunis), pour une députée encore en exercice, ce n’est plus un parlement c’est une «écurie de bêtes de somme», et pour un autre élu, lui aussi en exercice, «c’est quasiment le règne d’Ali Baba et ses quarante voleurs».
Au sein de ce même parlement, des dettes qui se chiffrent en centaines de millions dollars ou euros sont votées dans la précipitation, dans le chaos le plus total, sans transparence et en présence du ministre des Finances et des hauts factionnaires de l’État. Aucune discussion crédible, aucune démonstration tangible sur les conditions et sur les objectifs de ces prêts qui risquent comme les précédents d’alimenter les réseaux des trafiquants de devises dans le marché parallèle.
Un endettement toxique, un endettement qui respire le Backhiche, à tous les niveaux.
Déjà très mal jugés par l’opinion publique, ces préteurs internationaux s’enfoncent davantage et se salissent par leur complicité et laisser-aller avec les partis et ministres incompétents au somment de l’État.
Le WVS (World value survey), organisme universitaire relavant de l’Université de Michigan, nous apprend, au début de janvier 2021, que deux Tunisiens sur trois ne font plus aucune confiance aux partis et au parlement (67,3%). Des chiffres qui frisent l’entendement et qui reflètent un fossé grandissant entre ce parlement dominé par les partis religieux et la société tunisienne dans son ensemble.
Comment faire confiance à cette institution pour voter la dette, surtout avec le bâillon utilisé cette semaine (2 février) pour adopter les prêts, sans en discuter les enjeux et les impacts. La majorité associant les partis religieux avec un parti dont le chef est en prison depuis un moment, pour soupçon de corruption, évasion fiscale et intelligence avec l’étranger.
Le parlement actuel n’est plus en mesure de légiférer de manière démocratique et responsable au sujet des enjeux aussi cruciaux que ceux de la dette de l’État tunisien. Les ententes d’endettement actées par ce parlement sont sur le fonds immorales, voire même illégitimes et pouvant, le cas échéant, faire l’objet d’une plainte auprès de la cour internationale de justice.

Des préteurs complices et mal-aimés!
La même WVS nous apprend que le FMI, la Banque mondiale n’ont pas une bonne presse en Tunisie, surtout depuis que le pays a plongé dans le cercle vicieux de la dette.
À l’évidence, FMI et Banque mondiale, et leurs représentants résidents en Tunisie donnent l’impression qu’ils monnaient leur appui aux décideurs en place. Et va savoir pourquoi, pour quelles complicités et quels avantages liés.
Les données du WVS (2020) nous indiquent que plus d’un citoyen tunisien sur deux déclare qu’il n’a plus aucune confiance dans ces deux prestigieux organismes de financement très prestigieux comme la Banque mondiale (51,3%) et le FMI (57,2%).
Par pour rien que l’opinion publique manifeste en grand nombre sa désaffection et défiance à l’égard de ces préteurs, qui viennent en Tunisie distiller leurs prêts, sans s’assurer de leur bonne utilisation, fermant les yeux sur l’utilisation de ces fonds qui pénalisent les générations présentes et futures.
Certains de ces mêmes prêteurs peu scrupuleux sont aujourd’hui décriés pour leur implication avérée dans le maintien au pouvoir des élus et des ministres, le tout au moyen de ces prêts toxiques.
La désaffection publique à l’égard des acteurs concernés par l’endettement de la Tunisie est à expliquer par quatre raisons avouées.

  • Argent facile. Depuis 2011, la dette publique du pays est passée de 38% du PIB à quasiment 112% du PIB en 2021. Une dette multipliée par trois avec des taux d’intérêt qui peuvent varier de 2 à 12%. En cause, des négociations opaques et impliquant les élites politiques et ces institutions, derrière des portes closes et dont rien ne filtre pour le grand public et les chercheurs intéressés. Le public et les payeurs de taxes n’ont accès à tous les documents liés à ces dettes: termes de références, conditions de ces financements (taux, durée, conditionnalités, etc.), objectifs à atteindre, secteurs visés et horizons temporels liés.
  • Argent toxique. Les préteurs et leurs gouvernements (ou actionnaires) ne sont pas toujours fiables et crédibles dans leur interaction avec les sphères politiques et les partis au pouvoir. Des interactions qui ont des coûts de transaction politique très élevés pour les citoyens, les PME et les urgences non réglées depuis l’avènement de la Révolte du Jasmin.
    Plusieurs bailleurs de fonds peu scrupuleux ferment l’œil sur les mauvaises intentions des partis politiques au pouvoir. Ils savent pertinemment que sans leur financement plusieurs gouvernements auraient chuté plus vite, épargnant au pays d’autres frais et mal-gouvernance occasionnés par ces mêmes partis au pouvoir.
    Cette dette toxique ne fait que maintenir au pouvoir des ministres et des gouvernements incapables de livrer le bien public et peu outillés pour optimiser la gouvernance du pays.
  • Argent contre-productif. Les sommes prêtées par les bailleurs de fonds à la Tunisie du post-2011 sont colossales: depuis 2011, la dette publique a grimpé de 70 milliards de dinars, en plus d’une dizaine de milliards de dinars en dons et aides techniques.
    Le système comptable en vigueur ne permet pas de retracer de manière transparente ces montants en lien avec les postes de dépenses prévues.
    Tous les analystes et observateurs s’accordent à dire que ces prêts sont détournés pour financer des salaires des fonctionnaires d’une administration dont les deux tiers ont été recrutés dans les rangs des militants des partis au pouvoir, surtout entre 2012 et 2013. Des prêts pour financer la consommation, pour payer les salaires de fonctionnaires fantômes et pour ultimement faire chuter la productivité et la crédibilité de l’État. Des prêts qui gonflent la taille de l’État et qui exercent un effet d’éviction sur l’investissement productif et privé.
  • Argent générateur d’impôt. Comme le prédisent les économistes ayant travaillé sur le fardeau de la dette, le surendettement à l’œuvre en Tunisie génère dans son sillage une pression fiscale grandissante et une hausse inévitable des taxes et impôts.
    C’est le théorème de l’équivalence de Ricardo : plus de dettes publiques équivaut à plus d’impôt, et donc plus de dégradation du climat des affaires. Et c’est la pression fiscale qui finit par éroder la compétitivité des entreprises et dégrader l’attractivité des investissements étrangers.
    Sont très rares les rapports évaluatifs qui font une véritable reddition de compte sur l’utilisation, la gestion et la rentabilité réelle de ces financements présentés souvent sous le couvert de l’aide et de la générosité philanthropiques de ces bailleurs de fonds et donateurs associés.

Ces bailleurs de fonds doivent se ressaisir et assumer leur responsabilité morale (et historique), notamment en évitant de financer la mal-gouvernance et de favoriser le maintien au pouvoir de partis et ministres incompétents et illégitimes…et qui gèrent par la dette et par une gestion axée sur les résultats.
Ces bailleurs de fonds et ces organisations internationales présentes en Tunisie doivent donner l’exemple et prendre leurs distances vis-à-vis d’une mal-gouvernance qui endettent le pays et qui ruinent les perspectives pour les jeunes générations. Tous doivent aider à initier un développement endogène, plutôt qu’un développement exogène à la merci d’une dette extérieure, de plus en plus toxique et de plus en plus instrumentalisée par l’establishment au pouvoir.

*Universitaire au Canada

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