Par Sami Mahbouli
(Avocat et éditorialiste)
2019 n’est assurément pas une date si lointaine pour ceux qui ont décidé de décrocher la timbale présidentielle. On sent, ces dernières semaines, une effervescence dans le landerneau politique national à laquelle la campagne présidentielle française n’est pas totalement étrangère : depuis toujours, les joutes politiciennes hexagonales passionnent de nombreux Tunisiens et donc quoi de plus normal que nos hommes politiques s’en inspirent.
Partir de zéro ou presque n’est pas une mince affaire : on saisit, chaque jour qui passe, la difficulté de construire des partis réellement démocratiques en mesure d’encadrer la vie politique de manière satisfaisante ; hormis celui des islamistes tunisiens, aucun parti, de la droite à l’extrême gauche, n’a atteint le stade de maturité et de solidité lui consentant de remplir sa fonction d’encadrement et de proposition.
Les partis de gauche —quand bien même unis dans un prétendu Front populaire— sont divisés et restent prisonniers de schémas de pensée éculés ; Nidaa Tounes s’est fait Hara-kiri et a perdu définitivement tout crédit ; même si on faisait adhérer à son Bureau politique feu Mongi Slim et l’éternel Ali Riahi rien n’y changerait ; Afek Tounes est une réelle pépinière mais n’a aucune chance de devenir un parti de masse ; Machrou Tounes, lancé dans la hâte par Mohsen Marzouk, reste lui-même un vague projet et dont les débuts n’ont rien d’impressionnant ; Badil Tounes, inauguré en grande pompe par Mehdi Jomâa, est une start-up à l’avenir incertain surtout dans un marché politique en crise.
D’aucuns pourraient objecter que les Destouriens sont encore là et ne semblent pas prêts de se retirer définitivement du paysage politique ; L’esprit destourien survivra, mais je crains que les efforts notables d’Abir Moussi ne suffiront pas à redorer un blason que 23 ans de Ben Ali ont définitivement terni.
La faiblesse structurelle de nos partis politiques, le pathétique dans lequel ils sombrent souvent, et leur incapacité patentée à fournir des réponses aux défis qui obscurcissent notre avenir n’empêchent pas l’expression des ambitions personnelles. Si l’on se remémore le grand Barnum de l’élection présidentielle de 2014 à laquelle des ignorants, des contrebandiers et même 2 ou 3 psychopathes ont eu l’audace de postuler, il ne faut pas s’étonner que des têtes s’échauffent à l’approche de celles de 2019.
Une chose est néanmoins sûre : si, en 2014, nous avions un choix facile à savoir départager un homme d’Etat chevronné et réaliste et un agité du bocal qui a failli conduire le pays à la guerre civile, ce sera nettement plus compliqué en 2019. Comme, au surplus, je n’imagine pas un instant que le Président Caïd Essebsi puisse avoir la moindre velléité de se représenter et, ce en dépit de la pitoyable « mounachada » lancé par Néji Jalloul, il faudra bien choisir parmi les prétendants les plus crédibles.
De mon point de vue, le qualificatif de prétendant doit être exclusivement réservé à l’homme politique qui —à deux ans et demi de la prochaine échéance présidentielle—possède objectivement les moyens de ses ambitions. Autrement dit, seul celui ou celle qui a le parcours politique adéquat, les soutiens internes et étrangers, la capacité de mobiliser le financement d’une campagne coûteuse et, bien évidemment, des qualités intellectuelles et du charisme est éligible au qualificatif de prétendant au Bal présidentiel.
Ces critères sont certes cruels et éliminent d’éminentes personnalités qui ont servi la Tunisie et peuvent continuer à lui apporter tant. Le mérite, la valeur intellectuelle, la probité reconnue, la compétence ne sont pas le monopole des prétendants à l’élection présidentielle, loin s’en faut, mais ces belles qualités ne suffisent pas à assurer le jackpot.
A ce jour, trois noms se détachent même si, bien évidemment, l’histoire n’est jamais écrite d’avance. Sur le carnet de Bal des prétendants à la présidentielle, je lis distinctement les noms de Youssef Chahed, Mohsen Marzouk et Mehdi Jomâa. Je n’aperçois aucun autre danseur sur la piste de bal, à moins qu’il ne se soit tapi derrière d’épais rideaux et qu’il attende le moment propice pour s’y lancer.
La stricte application des critères précédemment posées accouche de cette « short list ». A mes yeux, les trois personnalités retenues possèdent les moyens de l’ambition présidentielle qu’ils affichent, du reste, de manière de plus en plus nette.
Mehdi Jomâa, a annoncé le premier sa candidature pour 2019 ; Fort d’un bilan honorable à la tête du dernier gouvernement de la transition, flanqué d’une brochette de technocrates bon teint, il a décidé de jouer crânement ses chances. Avoir été repéré par Ennahdha pour être ministre sous la Troïka est une sorte de pêché originel dont on ne se débarrasse pas aisément ; il lui appartiendra de prouver qu’il est un homme libre capable, comme par le passé, de faire prévaloir les seuls intérêts nationaux.
Mohsen Marzouk, qu’on qualifie, à bon droit, d’homme pressé, sera sans aucun doute candidat à la présidentielle. A peine remis de son OPA ratée sur Nida Tounès, il est parvenu à réunir autour de lui une équipe hétéroclite mêlant des compétences reconnues et des politiciens recyclés. Son indéniable talent oratoire et son sens politique légitiment son ambition présidentielle. Il devrait trouver —ici et ailleurs— les soutiens pour faire face à la dure compétition qui s’annonce.
Youssef Chahed, catapulté, contre tout pronostic, à la plus haute fonction gouvernementale, ne manque pas d’atouts et n’usurpe pas sa place dans le Bal des prétendants. Une image lisse, des dons de communicateur, une jeunesse assumée et une réelle volonté de servir son pays ne laisseront pas insensibles les électeurs de 2019. Si, de surcroît, le Président Caïd Essebsi persiste à lui accorder sa confiance, ses chances de l’emporter seront sérieuses.
Si aucun des prétendants sus-indiqués ne manque d’atouts, ils seront tous soumis à une contrainte commune : la bénédiction du Cheikh Rached sera incontournable et la route de Carthage passe, nolens volens, par Monplaisir. Je suis profondément convaincu que dans les prochaines années, Ennahdha sera un « faiseur de Rois » et que nul homme politique ne pourra accéder à la présidence contre sa volonté. Béji Caïd Essebsi, sera probablement le dernier président qui ne lui doit rien et encore moins son fauteuil actuel : en soutenant Marzouki, jusqu’au bout en 2014, Ennahdha ne peut revendiquer le moindre titre de créance sur Caïd Essebsi, ce que, d’ailleurs, ce dernier ne manque jamais de lui rappeler.
S’ils rêvent au même destin national, les embûches qui sèment le chemin de Carthage ne sont pas les mêmes pour tous. En effet, contrairement à ses rivaux qui n’assument pas de fonctions officielles, Youssef Chahed, en qualité de Chef du gouvernement, devra afficher un bilan positif de son action s’il veut avoir la moindre de chance de l’emporter sur eux. Autant dire que ce n’est pas gagné d’avance : la situation économique et sociale est inquiétante, les déficits se creusent et la grogne s’installe un peu partout. La menace terroriste pèse toujours sur nos têtes et la corruption fleurit dans tous les secteurs. En dépit de sa bonne volonté et de son courage, Youssef Chahed n’a pas encore totalement convaincu. Il lui reste un peu de temps pour y parvenir.
Je suis persuadé que seule la fermeté paiera et qu’il ne faut pas s’embarrasser de bonnes manières quand l’intérêt du pays est en jeu. La fermeté du Chef du gouvernement dans le dossier du Conseil supérieur de la magistrature est de bon augure mais doit se confirmer dans d’autres dossiers tels que l’impérative réconciliation économique et financière ou la loi d’urgence économique. Les braillards et les aigris ne doivent plus dicter l’agenda gouvernemental. Leur goût pour la polémique et pour la discorde ne doit plus peser devant l’intérêt de 11 millions de Tunisiens. Nous sommes en droit d’être lassés par leurs insinuations, leurs insultes, leurs imprécations et leurs éternelles jérémiades. Le pays est déjà assez abimé par des années de démagogie triomphante et de médiocrité généralisée pour se payer le luxe de supporter des insatisfaits congénitaux.
Mieux vaut les prévenir ; les prétendants auront tous à relever un défi majeur voire insurmontable : restaurer l’image écornée de l’Etat et imposer partout le primat de la loi. Cette restauration passe par une inévitable révision constitutionnelle assurant au président de la République des pouvoirs renforcés. Le système parlementaire que nous subissons depuis la promulgation de la Constitution paralyse l’action publique et rend le pays de plus en plus ingouvernable. Sans un Etat fort et respecté, sans un rééquilibrage de l’Exécutif au profit du chef de l’Etat, aucune réforme économique n’aboutira et le pays restera à la merci des trafiquants, des lobbys maffieux et des vendeurs d’illusions passéistes.
Quand griller un feu rouge et mettre la vie d’autrui en danger sera passible de prison, quand déambuler une bouteille d’alcool à la main sur la voie publique sera sanctionné, quand les crocodiles seront en sécurité dans nos zoos, quand les fonctionnaires ne traîneront pas dans les cafés aux heures de travail, quand nos routes et nos usines ne seront plus bloquées par une poignée de voyous, quand les esprits de nos enfants ne seront plus pollués par des rétrogrades, quand le bakchich cessera d’être un sport national, quand insulter un ministre à la télé ou ailleurs ne sera plus indolore, quand les syndicats se préoccuperont plus de droit du travail que de politique politicienne, quand harceler une femme dans un bus mènera au pénitencier, quand le civisme et le respect du travail deviendront des valeurs sacrées, quand…., quand….., quand….. Alors, et seulement alors, nous pourrons dire que le Bal des prétendants aura tenu ses promesses et que le meilleur d’entre eux a emporté dans ses bras la belle fiancée de Carthage.