Une avancée à pas de tortue

Près de neuf mois après les élections, où en est le travail de l’Assemblée ? On annonce pour fin juillet une première version de la Constitution ainsi que la remise des premiers travaux des différentes commissions. Pourtant, les députés n’aboutissent pas au consensus. Bilan en cinq points.

Où en est la rédaction de la Constitution ?

 

Prévue pour le 23 juillet, la remise du brouillon de la Constitution n’a pas encore été effectuée. Après un préambule à l’image d’un compromis «islamo-démocrate», mais restant vague sur certains éléments, comme les Droits de l’homme, le jet final qui doit être rédigé sera-t-il à l’image de ce préambule ? L’achèvement de la rédaction de la Constitution dépend aussi du travail des commissions, comme celle des droits et des libertés. Certains points cruciaux n’ayant pas été encore débattus par ladite commission, comme la liberté de la presse ou les libertés individuelles, il reste difficile de savoir si le premier brouillon proposé sera à l’image d’un consensus global. L’autre question qui reste aujourd’hui en suspens porte sur la nature du régime. A la suite de leur congrès, les membres du parti Ennahdha ont affirmé qu’ils voteraient à une majorité écrasante pour un régime parlementaire. Or, au sein de la commission qui s’occupe des pouvoirs législatifs et exécutifs et de leurs relations les autres partis font blocage, refusant tout retour à une «dictature» où les pouvoirs seraient, une fois de plus, concentrés dans les mains d’un seul. Si bien que chaque clan est en train de proposer la rédaction d’un article comme cela est le cas dans d’autres commissions où ni le compromis ni le vote majoritaire ne l’emportent.

 

Les commissions, accords et désaccords

L’atmosphère change selon les commissions, entre celles qui semblent trouver le consensus et celles qui stagnent, la course contre la montre continue. Chacune d’elle doit remettre à la fin du mois un premier brouillon de ses travaux au président de l’Assemblée. Au sein de la Commission de la législation générale par exemple, le travail n’a pas été des plus sereins.. La Commission de la législation générale n’a pas fini de débattre puisque le prochain enjeu portera sur l’ISIE (Instance supérieure pour des élections indépendantes) et le projet de loi, déjà controversé, proposé par le gouvernement. D’autres Commissions sont quant à elles parvenues à un consensus comme celle sur les instances constitutionnelles. Celle-ci a auditionné des membres de la société civile comme l’ATIDE (Association tunisienne pour l’intégrité et la démocratie des élections) ou Kamel Labidi, ancien président de l’INRIC (Instance nationale pour la réforme de la communication et de l’information). Elle a aussi auditionné de nombreux juristes, comme Iyadh Ben Achour ou encore Kais Said, afin de déterminer les prérogatives d’une instance constitutionnelle. «On a trouvé un certain consensus sur le rôle de chacune des Commissions qui vont être mise en place, celle pour les élections, celle pour le droit des générations futures et le développement durable, celle sur les Droits de l’homme et celle sur les médias. Nous avons même obtenu que certaines, comme celle du droit des générations futures, aient un pouvoir autre que purement consultatif» déclare Nadia Chabâane, députée d’Al Massar et membre de la Commission. Quant à la Commission des droits et des libertés, elle est aussi parvenue à un certain accord comme en témoigne Selma Mabrouk, députée d’Ettakatol et membre de la Commission. Les articles 10 et 11 adoptés en juin dans la Constitution garantissent certains droits pour les prisonniers et la liberté des associations et des syndicats. «Mais le vrai débat aura lieu du côté des libertés individuelles» témoigne Selma Mabrouk. «Il y a vraiment deux visions de société qui s’opposent, comme on a pu le voir dans la question de l’inscription du droit à la vie dans la Constitution. Pour certains membres d’Ennahdha, cet article signifiait aussi qu’il faudrait interdire le droit à l’avortement.» D’autres faits, comme la question de l’inscription de l’incrimination du sacré dans la future Constitution, ont montré que les libertés individuelles restent encore à définir et à débattre au sein de la Commission.

 

Mystère autour de la Commission du 9 avril

Créée parmi les Commissions spéciales, cette dernière était chargée d’enquêter autour des violences policières du 9 avril, or elle semble piétiner même si quelques personnes ont été auditionnées, comme le professeur Haykel ben Mahfoudh du DCAF, expert en matière de sécurité et de défense, ou encore le directeur des affaires juridiques au sein du ministère de l’Intérieur. « Le problème tient plus au règlement interne de cette Commission. On ne sait pas vraiment quelles sont ses prérogatives, si elle a le pouvoir de contraindre par exemple, ceux qu’elle doit auditionner, car sinon son pouvoir d’enquête reste assez restreint. La question du secret de certaines auditions est aussi épineuse» témoigne Sélim Abdesselem, membre de la Commission. Des appels à témoins ou encore l’audition de plusieurs membres du ministère de l’Intérieur sont prévus, mais le travail de la Commission qui s’est réunie seulement quatre fois depuis sa création semble avoir été mis de côté au profit des autres débats.

 

La Troïka encore fragile

Le travail des Commissions est-il ralenti par une troïka qui peine à trouver des compromis ? Pour Nadia Chabâane le manque de «concertation» est évident. Pour Ikbel Msaada, députée CPR, le lien entre les trois partis est fragile, mais doit être préservé. «Il y a eu une crise après l’affaire Baghdadi Mahmoudi, surtout au niveau de la confiance. Mais cette crise doit aussi être considérée comme positive. On a pu voir les vraies tendances s’exprimer et surtout la capacité de l’Assemblée de rappeler à l’ordre via la proposition de la motion de censure». Pourtant cette motion de censure n’a pas été votée faute de signatures ; certains y voient un manque de «fermeté» de la part d’une Troïka qui n’a plus de sens, d’autres évoquent une stratégie politique : «Il vaut mieux garder la motion de censure pour des projets de loi polémiques, comme celui de l’ISIE sachant que l’on doit attendre 3 mois entre chaque motion de censure» déclare Sélim Abdesselem. L’ambiance n’est pourtant pas au beau fixe à l’Assemblée où chaque dérapage attise les tensions. En témoigne le problème au sien de la Commission des pouvoirs législatifs et exécutifs qui doit mettre en place le type de régime. Un vote organisé à la va-vite par le vice-président de la Commission, le député nahdaoui Zied Ladhari a provoqué la colère des élus, car certains membres de la Commission, dont le président, Omar Chtioui,  n’étaient pas présents au moment du vote qui n’était de plus pas prévu à l’ordre du jour. Au final, chacun va proposer des articles selon le type de régime qu’il souhaitera pour la Tunisie et la séance plénière tranchera. En proie au manque de consensus, la Troïka semble vaciller presque un an après les élections. Les uns accusent le parti Ennahdha de passage en force, les autres voient tout simplement une «alliance contre-nature» qui n’a plus de raison d’être. La récente polémique qui a suivi la déclaration d’un député qui a parlé de «république bananière» à propos de la Tunisie déclenchant une suspension momentanée de la séance exprime aussi les tensions au sein de l’hémicycle.

 

Le manque de transparence

Le contexte actuel obligeant à se presser pour la mise en place d’une future Constitution, peu de place semble être laissée pour la participation de la société civile dans les travaux de l’Assemblée. «La Constitution s’écrit à huis-clos», cette phrase lancée par le groupe OpenGov, qui œuvre pour la transparence, n’est pas à prendre à la légère. Pour la députée Nadia Chabâane, il y a un vrai «sentiment d’exclusion» du côté du citoyen qui nécessite de créer un «débat national et public autour de la future constitution». Entre les députés qui sont pour le principe de la transparence, qui remettent les procès-verbaux aux associations et font le compte-rendu des réunions sur leur compte Facebook, d’autres sont encore réticents sur le principe. Mustapha Ben Jâafar, président de l’Assemblée, a fréquemment répété ses réserves quant à la transparence totale de l’Assemblée, d’où l’opacité de certains travaux des Commissions, comme celle pour les blessés et les martyrs de la révolution. Dans quelle mesure la Constitution sera-t-elle à l’image des citoyens tunisiens ? Sera-t-elle l’œuvre d’un vrai projet de société ou un texte purement technique ? «Nous avons demandé une semaine dans nos circonscriptions, destinée à présenter le brouillon de la Constitution afin d’avoir l’avis de nos électeurs » a déclaré la députée Cépériste Mabrouka M’barek. Du 18 au 20 juillet, une consultation nationale sur la Constitution s’est tenue à Mahdia. Elle a réuni la LTDH (Ligue tunisienne des Droits de l’homme), l’UGTT (Union générale des travailleurs tunisiens) et l’ONAT (Office national des avocats de Tunisie). La consultation, organisée par le bureau du haut Commissariat des Droits de l’homme en Tunisie, avait pour objectif d’inscrire des garanties relatives aux Droits de l’homme dans la future Constitution. Mis à part des groupes comme l’OpenGov qui luttent pour plus de transparence, des ONG comme Al Bawsala ont créé un site, Marsad.tn, permettant d’avoir un accès libre aux différents rapports et procès-verbaux des Commissions, aux biographies des élus ainsi qu’au détail du fonctionnement de l’Assemblée.

 

Lilia Blaise

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