« Le bout de la mer » : Jaïbi met en scène une femme rendue barbare par les difficultés de la vie

Dans une discussion avec le compositeur Samir Agrebi en 2018, celui-ci disait que l’homme vers la fin de sa vie devient femme ; et celle-ci avec l’âge et avec la perte de sa beauté devient homme. Peut-être qu’il y a une part de vérité dans cette affirmation.
Le 7 janvier 2024, le public s’est déplacé en grand nombre, malgré la pluie et le froid de ce début du mois, pour assister à la quatrième représentation de la pièce du metteur en scène Fadhel Jaïbi ; ce qui a amené l’équipe organisatrice de l’espace 4ᵉ art à Tunis à rajouter des chaises pour palier à cette affluence imprévue.
Cette pièce a duré deux heures et demie. Le fond de la scène est toujours la mer, présentée dans ses différents états au fil de l’avancement de la dramaturgie ; une fois calme, une fois furieuse, une fois effrayante et en colère. Tantôt le spectateur se trouvant au bord de la mer, tantôt, il est projeté dans les profondeurs de cette mer avec des orages et des vagues tsunamiques.
Cinq comédiens, tous ayant dépassé la quarantaine, jouent dans cette œuvre : l’immense actrice Salha Nasraoui dans le rôle de Atka, elle a déjà joué d’ailleurs dans la formidable pièce du même metteur en scène Jounoun en 2001, l’élégant et le charismatique Mohamed Chaâbane dans le rôle de Hamadi, une réelle découverte dans ce spectacle, Rym Ayed dans le rôle du juge d’instruction, formidable dans sa partition, Sihem Akil dans le rôle de l’avocate avec une énergie remarquable et Hamadi Bejaoui dans le rôle du psychiatre, très juste dans l’espace qui lui a été accordé. Il y a également un gendarme dans la pièce dont le nom n’est pas présent à l’affiche.

Jaïbi renoue avec le second degré et le symbolisme
La pièce s’appelle « Le bout de la mer » ; est-ce une autre façon de raconter cette histoire du « Vieil homme et la mer » d’Ernest Hemingway ? Elle est une coproduction entre le Théâtre National Tunisien (TNT) avec le concours du Centre des Arts Jerba. Ce centre dont le propriétaire est le compagnon de route de Jaïbi : le grand artiste Fadhel Jaziri. La préparation et les répétitions ont duré presque 10 mois.  La méthode Jaïbi consiste à pousser le comédien à la limite de lui-même et de ses capacités mentales et physiques. C’est un metteur en scène demandant une grande implication de ses comédiens et une souscription totale à l’œuvre. Ce qui fait que la représentation vers la fin est limpide au spectateur et comporte plusieurs niveaux d’interprétation. Sans entrer trop dans le détail, la pièce comporte plusieurs messages, elle est fondée sur une tragédie humaine à savoir celle de Médée. C’est une pièce lugubre écrite par Euripide et produite en 431 avant notre ère, c’est-à-dire à peu près quatre siècles après la fondation de Carthage.
Dans un contexte arabe, cette tragédie est traitée en tant que syndrome collé aux deux personnages principaux : le mafieux et la femme orientale. En effet, la pièce traite du syndrome de Médée. Le personnage principal de la pièce de Jaïbi tue les gens qui lui sont proches au départ pour réaliser son désir et ensuite pour se venger de son premier et éternel amour.
Dans la dramaturgie de cette pièce, l’acte de tuer n’a pas de limites. Il vient principalement du personnage féminin qui d’habitude, dans la conscience collective, incarne l’amour, la tendresse et la chaleur humaine, voire humaniste. La femme jouée par la grande actrice Salha Nasraoui est une femme déchainée, détruisant tout sur son passage. Elle tue ses enfants pour les délivrer de cette vie qu’elle ne supporte plus et impose sa version des faits contre vents et marées. L’acteur qui partage le rôle principal dans cette pièce, nous rappelle esthétiquement le jeu fait par Fadhel Jaziri dans Ghassalat alnawadir en 1980. Plus particulièrement, il parle tunisois avec une intonation lente, nasale et insistante, avec des mots typiquement ceux de la médina intramuros. Atka est un personnage remettant en question tout. Elle trouve des justifications et des arguments face au système judiciaire, religieux, parental, conjugal, psychiatrique et social. C’est un personnage symbolisant une impasse. Il insulte la masculinité et toute l’existence humaine avec tout ce qu’elle a d’exécrable. Le mari d’Atka, Hamadi, ne supportant plus les actes de sa divorcée, qui est allée même à tuer sa nouvelle conjointe, se donne la mort vers la fin de cette pièce pour sortir du cauchemar.
Cette pièce de théâtre de Jaïbi, même si elle prend la mer pour objet de narration, ne contient en réalité aucun brin d’espoir et dérange fortement le spectateur par l’horizon fermé qu’elle lui propose. Le spectateur, dans cette perspective fermée, est presque mis en situation de supplice et d’abime profond.  Le tout noir, au final, ne peut pas être la vérité, même dans les pièces de théâtre qui demeurent, en définitive, des fictions. Pour cela, nous comprenons mieux pourquoi les amateurs de spectacle vivant se ruent de plus en plus vers un art léger où l’on peut s’évader du poids du quotidien et de ses tracas. Le spectateur est désormais submergé par un art qui devient de plus en plus dépressif.
Ces mots n’enlèvent rien à la qualité de ce spectacle, à la grande performance de sa troupe de comédiens et à la vivacité créatrice du grand Fadhel Jaïbi.

Mohamed Ali Elhaou  

 

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