Le Budget de toutes les compromissions !

Tout ça pour ça? En 2011, la tuniso-tunisienne Révolte du Jasmin a promis monts et merveilles : prospérité, démocratie et dignité. Dix ans après,10 gouvernements successifs (443 ministres) et 200 nouveaux partis politiques, la démocratie tunisienne s’enfonce dans un capharnaüm sans nom! L’État post-2011 a produit plus de pauvreté que de prospérité, plus d’avilissement que de dignité, plus de violence politique que d’apaisement socio-économique. Ce lamentable bilan est assumé haut et fort, chiffres à l’appui, par le Budget 2021! Explications…

Des chiffres qui ne trompent pas
Le Budget 2021 amène le pays à faire patte blanche! Il met officiellement la Tunisie à la merci de ses prêteurs et créanciers, le FMI en tête! Pour boucler son budget pour 2021, la Tunisie doit trouver impérativement des prêteurs capables de lui avancer 20 milliards de DT, soit presque 40% des 52 milliards de DT requis pour faire fonctionner l’État et éviter la banqueroute en 2021!
Faut-il le rappeler, les créanciers et préteurs de la Tunisie exigent et depuis longtemps, des réformes économiques structurelles, avant de mettre pleinement l’épaule à la roue.
Le FMI détient le gros bout du bâton et lors de son imminente visite au Palais du gouvernement à la Kasbah, il réitèrera certainement ses douloureuses ordonnances! Le FMI le refera cette fois-ci, avec plus d’insistance, à prendre ou à laisser! Le gouvernement de Mechichi et les élus du peuple au Palais du Bardo présidé par le religieux Rached Ghannouchi, doivent avaler, sans brancher, la posologie et les diktats du FMI!
Faute de quoi, la Tunisie ne peut financer son Budget 2021 et se trouvera de facto dans l’incapacité de gouverner la grogne sociale qui mijote déjà pour janvier 2021. Il se trouvera dans l’incapacité de payer les salaires de son armée de fonctionnaires.
De leur côté, les agences de notation continuent de dégrader la cote de crédit du pays pour mal-gouvernance de l’économie par l’État et pour instabilité des institutions bancaires liées. La cote de crédit de la Tunisie est aujourd’hui placée dans la «zone spéculative», avec une notation qui ruine le branding du Printemps arabe et la solvabilité économique du pays fondateur de la réconciliation entre Islam et Démocratie. Fitch et Moody’s ne peuvent que déprécier encore et encore plus leur note de la solvabilité du pays, et ce au vu de la dette envisagée par l’actuel Budget 2021.

Le ratio dette sur PIB est passé de 38% en 2010 à plus de 95% en 2020 (112% si on tient compte de la dette des sociétés d’État)! C’est dire, la gravité de l’addiction de l’État tunisien à une dette abrasive et dévastatrice pour la croissance économique. La dette envers le FMI a atteint des summums.
Résultat: pour financer le Budget 2021 la Tunisie doit accepter des taux d’intérêt spéculatifs dépassant les 10%, avec en prime de risque : des garanties internationales compromettantes et des réformes dictées ex nihilo, et impopulaires dans un contexte politique rendu inflammable par les bagarres à répétition au sein du Parlement, par les contestations sociales et par les blocages des sites de production des produits exportables et stratégiques pour l’économie tunisienne.
Avec de tels niveaux d’endettement et d’incertitude, avec de tels taux d’intérêt, le gouvernement tunisien ouvrira les portes de l’enfer pour les finances publiques pour ruiner davantage la viabilité du Service public: santé, éducation, assainissement, eau, électricité…
Le Budget 2021 acquiesce et laisse faire!

Fonctionnaires fantômes dans un État budgétivore
Le Budget 2021croule sous le poids d’une masse salariale colossale et handicapante pour l’État. Une facture, en guise de fracture, de l’ordre de 25 milliards de DT est prévue dans le Budget 2021 pour payer les salaires des fonctionnaires (21 milliards DT) et le train de vie ostentatoire de ses élites (voiture de fonctions, primes, privilèges, voyages, gaspillages, largesses indues, etc.).
La Tunisie compte plus de 850 000 fonctionnaires (administrations et Sociétés d’État), soit deux fois plus que le Maroc, un pays trois fois plus peuplé que la Tunisie. Les fonctionnaires constituent plus de la moitié des employés dans les secteurs formels du pays.
L’État tunisien fonctionne avec un sureffectif d’au moins 300 000 fonctionnaires ! Dont au moins 150 000 sont des fonctionnaires fantômes, payés pour quasiment ne rien faire, sans mandats autres que de rester chez eux, avec plein salaire. Les emplois fictifs sans valeur ajoutée et sans concours se sont multipliés au sein de l’État, et ce pour accommoder les accointances des partis politiques et des lobbies dans les régions. Ils sont tous payés aux frais des contribuables et grâce à une dette de plus en plus toxique.
Le Budget 2021 ne pipe pas un mot à ce sujet politiquement sensible ! Le silence du FMI, du PNUD et de la Banque mondiale est étourdissant au sujet de ces hordes de fonctionnaires fantômes qui siphonnent les Budgets successifs de l’État depuis 2011.
Les données officielles de l’ITCEQ montrent que l’État tunisien a vu ses gains de productivité dégringoler depuis 2012, pour converger vers zéro! La masse salariale allouée à ces fonctionnaires fantômes constitue la première source de l’inflation en Tunisie. Une inflation dans les prix, mais surtout une inflation dans les salaires d’une main d’œuvre devenue, en conséquence, rare pour des secteurs clefs comme celui du Bâtiment ou encore la cueillette des olives.Plusieurs centaines de PME ont payé les frais de ces abus de l’État et l’investissement privé s’est replié passant de 26% du PIB en 2011, à moins de 10% en 2020.
Le coût de ces fonctionnaires fantômes frôle les 5 milliards de DT, annuellement pour la Tunisie. Pourquoi endetter le pays, pour ces emplois fictifs? Aucune réponse de l’État dans ce Budget 2021!
Contre le fléau des «fonctionnaires fantômes», le Budget 2021 ne fait rien, et les partis politiques ferment les yeux et se bouchent les oreilles.
Le Budget 2021 est complaisant et fautif sur toute la ligne. Ce Budget fait du déni volontaire en passant sous silence une situation gravissime où l’État est quasiment paralysé par une fonction publique pléthorique et une administration de plus en plus dévoyée dans ses procédures de gouvernance, malmenée dans ses pratiques et ébranlée dans ses fondamentaux éthiques.

Agonie du service public?
Le Budget 2021 embarque officiellement la Tunisie dans le cercle infernal de la dette. Un cercle vicieux,où il faut contracter de nouvelles dettes pour régler la dette arrivée à échéance. Comme si un chef de ménage utilisait une carte de crédit pour solder une autre, avec des taux d’intérêt toujours plus élevés et plus étouffants pour la marge de manœuvre du ménage.
Le Budget 2021 prévoit endetter la Tunisie, et particulièrement les générations montantes, pour honorer une dette due en 2021. Et cela ne fait que rogner les budgets destinés à la prestation des services publics : santé, éducation, infrastructure, eau, électricité, etc. Autant dire que cela est injuste, peu éthique et contraire aux valeurs de la solidarité intergénérationnelle.
La majoration des taxes et impôts n’est plus une option! Et le gouvernement actuel est obligé de renoncer à ce type de solution devenue dangereuse. Et pour cause, les précédents gouvernements ont abusé de cette solution de facilité qui ne fait qu’aggraver la fuite des capitaux du pays et le recul de l’investissement privé en Tunisie. Deux chiffres pour illustrer l’impasse des services publics en Tunisie, dix ans après la Révolte du Jasmin.

  • Entre 2011 et 2019, le taux d’imposition (en % du PIB) est passé de 24% à 33%, soit une augmentation de 9 points de pourcentage (OCDE, 2020). Avec 33% de pression fiscale, la Tunisie trône en tête de liste des pays africains et ceux du Moyen-Orient, où la moyenne de la pression fiscale est de seulement 16%.
  • En même temps, les dépenses publiques pour les services publics ont chuté lamentablement. Juste pour la santé publique, les dépenses annuelles moyennes par habitant ont décliné de 12% (en $ courant), passant de 273 $ en 2011 à 245$ en 2018-19 (Banque mondiale, 2020). Avec des disparités de 1 à 20, quand on compare le Service public dans les hôpitaux de l’armée à ceux des régions éloignées (Remada, Douz, El Hafay ou Kasserine). Qui l’eût cru que la Révolte du Jasmin va autant discriminer, et tant éroder les services publics? À se demander, où vont les surplus d’argent prélevés sous forme de taxes et d’impôts depuis 2011?

La baisse de 12% pour les dépenses en santé par habitant est un proxy plausible de la débâcle des dépenses publiques per capita pour l’éducation, pour les infrastructures, pour les services sociaux… et pour le développement rural.
Depuis 2011, la débandade du Service public, mesurée par les dépenses moyennes par habitant, oscille entre 12% et 20% selon les secteurs. Le tout se passe alors que le pays a connu une croissance démographique de quasiment 14% depuis 2008.
Le Budget 2021 entérine la déroute du Service public et ne fait rien pour investir dans les réseaux de la santé, de l’éducation, de l’assainissement, etc. Les députés, les ministres et les richards se soignent dans les hôpitaux de l’armée…Le Budget 2021 a du sang sur les mains, quand on se rappelle de cette vingtaine de bébés morts par négligence du service public…et les exemples sont nombreux!
Au lieu de renverser cette tendance maléfique à la société et à l’économie (investissement, consommation, épargne, etc.), le Budget 2021 reste motus et bouche cousue sur le délabrement du Service public, en focalisant ses priorités en direction du maintien du statu quo. Évitant de parler du dysfonctionnement chronique de l’État et du mal-management des services publics mis à la disposition du payeur des taxes et du citoyen lambda de manière générale.
Plus grave encore, le Budget 2021 incarne la fuite en avant d’une gouvernance menée à l’aveuglette sans évaluations (exante ou expost) et sans monitoring… Le tout pour éviter la modernisation de l’État. Le tout pour reporter sine die les réformes visant la réingénierie de l’État, le Budget 2021 envoie un mauvais message aux citoyens honnêtes qui paient leurs taxes et impôts. Et pas seulement, le même Budget 2021 et ses promoteurs envoient un mauvais message aux investisseurs et aux préteurs internationaux. L’ÉNA de Tunis, ses programmes et ses professeurs sont franchement complices dans ce processus qui fait fi de la performance et de la gestion axée sur les résultats (vs les objectifs).
Tous voient venir les risques sociaux liés à ce mal-management du Service public et des infrastructures collectives liées. Tous constatent que le Budget 2021 privilégie le statu quo et s’érige en porte à faux envers des réformes fiscales et économiques fort attendues depuis longtemps. Ce Budget ajoute une méchante nouvelle couche de ce qui n’a pas marché dans les Budgets précédents…et de ce qui n’a jamais fonctionné dans les sociétés démocratiques.
Les adeptes de ce Budget reproduisent sans l’avouer le même type de mal-gouvernance initiée par toutes ces coalitions politiques et présumés « Débats nationaux » qui ont abusé de leur pouvoir pour gouverner le pays depuis 2011 et creuser les déficits.
Ces apprentis sorciers n’osent pas regarder le citoyen en face, les yeux dans les yeux pour parler des vrais enjeux et justifier les vraies solutions, disant entre autres « aux grands maux, les grands remèdes »!
Une mal-gouvernance qui abuse de l’État, un processus budgétaire biaisé et qui rapproche le pays, chaque jour un peu plus, vers le défaut de paiement, raccourcit les délais pour le recours au Club de Paris (institution dédiée aux États faillis), comme dernier recours pour renégocier la dette et adopter, dos au mur, les reformes imposées par les créanciers… et les prédateurs de l’expérience démocratique en Tunisie.
Le Budget 2021 est mal-pensé! Il est en l’état improductif et ne doit pas passer comme tel!

Universitaire au Canada

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