Après la chute de Morsi et la prise du pouvoir par l’armée, les acteurs et les observateurs sont attentifs à ce qui va se passer en Tunisie, dans l’attente d’un scénario similaire. Alors que la Troïka s’obstine à être dans le déni, l’opposition tunisienne commence à s’organiser et la rue tunisienne est dans l’attente d’une étincelle…
La Troïka, notamment Ennahdha, a reçu la nouvelle de la destitution de Morsi par l’armée comme un tremblement de terre. Rached Gahnnouchi s’est précipité pour préciser dans une déclaration au journal Acharq Al Awsat que «toute tentative de transposer ce qui s’est passé en Égypte, sur la Tunisie est une perte de temps ». Moncef Marzouki, lui, a condamné «l’ingérence de l’institution militaire dans les affaires politiques en Égypte», considérant que ce fait est «susceptible d’augmenter encore la crise politique et d’élargir le cercle de la violence et de l’extrémisme.»
Une posture de déni
Le parti du président a été le premier à mettre en cause, dans un communiqué, «un coup d’État militaire»,susceptible d’avoir des implications graves sur le processus démocratique dans le pays des Pharaons, avant qu’Ennahdha ne fasse de même. La Troïka était unanime quant au déni de la possibilité de la reproduction du scénario égyptien, en estimant que la situation en Tunisie était différente, puisqu’il existe malgré tout «un dialogue entre les différentes forces politiques». Mais la sortie sur l’antenne d’Aljazeera, le jour même de la chute de Morsi, de Mourad Yaâkoubi présenté comme historien et universitaire alors qu’il n’est que l’attaché de presse du ministère de l’Éducation, dévoilait l’ampleur de la peur d’une contamination par la révolte égyptienne. Après un long épilogue sur les actions de la Troïka et sa «réussite relative» à gérer le pays, Mourad Yaâkoubi a enchaîné sur le rôle des LPR (Ligues de protection de la Révolution) dans la lutte contre toute tentative de faire échouer la Révolution. Le message est clair : gare à ceux qui oseraient se révolter contre «la légitimité» et renverser le régime ! Ce ton menaçant a été aussi employé par le député d’Ennahdha, Sadok Chourou, dans sa dernière intervention à l’ANC.
N’ayant pris aucune mesure jusquelà qui dénote un changement de politique, la Troïka demeure dans l’expectative de voir l’évolution sur le terrain et la réaction de l’opposition. Il n’empêche qu’Ennahdha a appelé à un rassemblement de soutien à Morsi, le dimanche 7 juillet, devant l’ambassade d’Égypte en Tunisie.
Réaction de l’opposition
L’opposition, de son côté, a considéré la destitution de Morsi comme une aubaine survenant à un moment où la situation politique, économique, sociale et sécuritaire semble être dans une impasse en Tunisie.
Premier parti à réagir et à saisir l’occasion, Nidâa Tounes, menacé une semaine auparavant par l’adoption de la loi sur l’immunisation de la Révolution. Tout en se félicitant de ce qui venait d’arriver en Égypte, le parti de Béji Caid Essebsi s’est précipité pour proposer un programme pour «rectifier le processus démocratique», lequel se déroule sur quatre points: dissoudre le gouvernement actuel et créer un gouvernement de salut national formé de compétences nationales ; préparer une feuille de route claire pour les élections ; créer un comité d’experts pour réformer le projet de la Constitution ; déclarer immédiatement la dissolution des LPR et traduire les coupables devant la justice. Très vite, Nidâa Tounes a été rejoint par le Parti uni des nationalistes démocrates qui a présenté les mêmes revendications dans son communiqué publié à l’occasion. Les deux partis ont appelé les différents courants à se réunir, afin de mettre au point un plan de travail pour concrétiser ces demandes. Une réunion a été prévue pour les prochains jours.
Reste que tous les courants de l’opposition ne sont pas d’accord pour la solution radicale qui consiste à renverser le régime. Al Massar a soutenu, dans un communiqué de son comité central, la nécessité de limiter le travail de l’ANC à la finalisation du projet de la Constitution, à condition que cela ne dépasse pas la date du 23 octobre 2013 et la promulgation de la loi électorale et la création de l’instance pour les élections. Al Massar a aussi appelé à accélérer le consensus sur les textes ayant suscité la polémique dans le projet de la Constitution, et ce dans le cadre de la Commission du suivi du dialogue national, issue de l’initiative lancée par l’UGTT. La centrale syndicale, de son côté, serait plutôt favorable à la reprise de son initiative. «Le cas tunisien est différent du cas égyptien. Il est du droit du peuple de se révolter, mais en Tunisie nous œuvrons pour une légitimité consensuelle. Notre initiative de dialogue est toujours d’actualité», précise Sami Tahri, membre du bureau exécutif. On est donc loin du scénario de changement radical de la situation.
Certains observateurs estiment que l’opposition n’est pas en mesure de jouer un rôle capital, à l’image de ce qui s’est passé en Égypte. Alaya Allani estime que cette opposition est «divisée et concentrée sur la lutte pour le leadership, en plus du au fait qu’elle est incapable de se rajeunir. Elle ne se préoccupe pas de servir les intérêts du peuple.»
Mouvement Tamarrod et pression populaire
Outre l’opposition classique, un nouvel acteur a fait son apparition sur la scène politique, animé par la même volonté de changement, à savoir “Tamarrod Tunisie”. Lancée au mois de juin comme la version tunisienne de “Tamarrod en Égypte”, ce mouvement a pu recueillir jusque-là environ 190.000 signatures sur la pétition qu’il fait circuler appelant au retrait de la confiance de l’ANC et de toutes les institutions qui lui sont inhérentes. Son objectif est d’arriver à 2 millions de signatures. Formé essentiellement de jeunes en provenance de plusieurs régions du pays, “Tamarrod Tunisie” se veut un mouvement populaire pacifique, portant les revendications du peuple tunisien afin de satisfaire les objectifs de la Révolution.
Le mouvement a choisi comme stratégie d’aller sur le terrain à la rencontre de tous les Tunisiens, «notamment ceux dans les zones défavorisées, ceux-là mêmes auxquels certains partis avaient promis monts et merveilles et donné de l’argent et des moutons, en contrepartie de leurs voix», précise Hela Kraiem, responsable de la communication à “Tamarrod Tunisie”. «Ce sont ces gens-là qui demandent le plus aujourd’hui le départ de ce gouvernement, qui les a complètement oubliés», poursuit-elle.
Le mouvement opère partout : dans les cafés, les souks, les rues, les espaces publics… Il fait même du porte-à-porte pour convaincre les gens de s’allier à sa cause.
N’appartenant à aucun parti ni à aucune tendance politique, “Tamarrod” ambitionne d’attirer l’opposition pour agir de concert. Les premières tentatives pour approcher les formations politiques n’ont pas été prises au sérieux par ces dernières. Mais le tournant provoqué par “Tamarrrod Égypte” a poussé la scène politique à revoir son idée initiale sur ce mouvement. Même la Troïka les prend désormais en considération, en y voyant une vraie force de nuisance. En témoignent les appels des LPR au gouvernement pour mettre fin à ceux «qui veulent semer le chaos et se rebeller contre les lois». Mohamed Bennour, le porte-parole de “Tamarrod”, a déclaré avoir reçu des menaces de mort sur son compte Facebook s’il n’arrête pas son action.
Pour le moment le mouvement continue à recueillir les signatures, en travaillant dans la clandestinité de peur des représailles des LPR et compte passer aux manifestations dans la rue prochainement, mais n’a pas encore dévoilé de date.
Les scénarii possibles pour les islamistes
En attendant de voir l’évolution de la situation en Égypte, où le pays risque de sombrer dans la guerre civile, on s’interroge sur la possible réaction des islamistes en Tunisie.
Deux scénarii sont plausibles selon les observateurs de la scène politique : Ennahdha pourrait accepter de faire des concessions au profit de l’opposition. Dans ce cas, il est probable, selon l’analyste et spécialiste des mouvements islamistes au Maghreb, Alaya Allani, que le parti «abandonnera la loi sur l’immunisation de la Révolution, décidera de dissoudre progressivement les LPR, reverra les nominations au sein de l’administration tunisienne et fera les modifications requises par les experts dans la Constitution». Le moment étant plus que propice pour l’opposition pour faire pression dans ce sens.
L’autre scénario extrapole une réaction violente aux protestations populaires et aux demandes de dissolution de l’ANC. «Elle accélérerait, alors, sa chute et légitimerait davantage son rejet par le peuple», note Hamadi Redissi, politologue et membre du comité élargi de Nidâa Tounes.
Une chose est sûre, les islamistes ne sont certainement pas prêts à lâcher le pouvoir et feront tout pour le garder.
Hanène Zbiss
Mouvement “Tamarrod Tunisie” : qui est-il ? Que veut-il ?
Le grand public a découvert ce mouvement le mercredi 3 juillet, lors d’une conférence de presse organisée à l’espace El Teatro, le jour même de la chute de Morsi. Coïncidence ? Certainement, mais elle confirme l’arrivée de la vague de contestation de l’Égypte à la Tunisie. Trois jeunes gens : deux garçons et une fille sont venus annoncer un projet de taille : dissoudre l’ANC et remplacer le gouvernement actuel par un gouvernement de compétences nationales. Et ils croient à leur possibilité de réussite !
“Tamarrod Tunisie” a vu le jour vers mi-juin, après s’être mis en contact avec “Tamarrod Égypte”. Son noyau dur est formé de treize personnes qui sont toutes jeunes, dont l’âge ne dépasse pas 40 ans. «Parmi nous, il y a des étudiants, des chômeurs, de jeunes actifs. Mais ce qui nous réunit c’est que nous n’avons pas d’appartenance partisane», affirme Héla Kraiem, responsable de la communication au sein du mouvement. Ils se sont retrouvés à travers Facebook : partageant un ras-le-bol de la situation à laquelle est arrivé le pays, à cause de sa mauvaise gestion par les islamistes au pouvoir. «Notre travail consistait alors à aller à la rencontre des gens sur le terrain pour leur demander de signer la pétition», souligne-t-elle. «Nous avons été agréablement surpris de voir l’adhésion des gens à notre cause — même de la part de certains salafistes — et leur disposition à nous soutenir le moment venu pour se révolter», poursuit-elle.
Le mouvement a des coordinateurs régionaux dans chaque gouvernorat. Chaque coordinateur travaille avec un groupe formé de trente à quarante personnes et opère dans tous les lieux publics et se rend même chez les gens. «Nous sommes présents sur tout le territoire. La capitale n’est pas notre objectif, bien que tous nos coordinateurs régionaux s’y réunissent de temps à autre», note Kraiem.
Des contacts ont été établis avec certains partis de l’opposition. Le mouvement bénéficie actuellement de l’appui d’un nombre considérable d’avocats et de militants de la société civile.
Craignant d’être attaqué ou poursuivi, Tamarrod continue de travailler dans la clandestinité et à recueillir les signatures avec le chiffre de 2 millions pour but.
Pourquoi a-t-il donc décidé de tenir une conférence de presse et de se présenter au public ?
«C’était pour contrer les tentatives de certains jeunes d’Ennahdha qui voulaient faire un mouvement similaire et descendre dans la rue pour saboter notre action», précise Héla Kraiem.
Et la prochaine grande mobilisation populaire ?
La date n’a pas encore été fixée.
Similitudes entre “Tamarrod Égypte” et “Tamarrod Tunisie”
Après le succès qu’a eu le mouvement «Tamorrod» en Égypte, qui a réussi à mobiliser plus de 22 millions d’Égyptiens, le mouvement «Tamarrod Tunisie» cherche à lui emboiter le pas, en espérant obtenir le même résultat fulgurant.
Les similitudes entre les deux mouvements sont remarquables :
1— Ce sont des mouvements de jeunes, instruits et issus du peuple
2— Ils n’ont pas d’orientations partisanes
3— Ils se sont constitués via les réseaux sociaux pour ensuite s’organiser sur le terrain
4— Leurs demandes sont claires, à savoir réaliser les objectifs de la Révolution et réformer les dégâts causés par le régime en place
5— Ils opèrent sur le terrain et vont à la rencontre de toutes les catégories de la société
6— Ils utilisent dans leur pétition à signer un langage dialectal et facile pour qu’il soit compréhensible par tous.