La question du blanchiment d’argent et du financement du terrorisme constitue un important défi pour tous les gouvernements et les grandes institutions internationales. Même si ces questions n’étaient pas nouvelles dans l’agenda international, elles sont devenues un important sujet de préoccupation après les attentats terroristes du début du millénaire. De fait, plus aucun sommet international ne pouvait se tenir sans mettre sur son agenda ces questions brûlantes. Par ailleurs, toutes les organisations internationales ont mis en place des commissions pour suivre les financements illicites et mettre fin au blanchiment. De plus, plusieurs rapports et enquêtes sont arrivés à la conclusion que la réduction du paiement en liquide est un moyen important pour réduire ce risque et relever ce défi. Le développement de la digitalisation et des paiements en ligne dans le domaine bancaire a contribué à la réduction des échanges en liquide et a participé à la réduction des risques. Mais, en dépit de quelques améliorations, la question de la lutte contre le blanchiment reste entière pour les années à venir.
Notre pays va connaître ce défi au cours des prochaines années et les gouvernements successifs vont mettre la lutte contre le blanchiment et le financement du terrorisme à la tête de leurs priorités. Plusieurs raisons expliquent cet intérêt et l’importance accordée à ces questions. La première d’entre elles concerne la montée du terrorisme dans les années post-révolution, au point où il devenait un danger capable de déstabiliser notre transition démocratique. Les financements en provenance de l’étranger, ainsi que la contrebande et les réseaux de commerce et de financement parallèles, ont contribué au renforcement du terrorisme et à son développement. Du coup, l’arrêt de cette manne financière est devenu une grande priorité dans les programmes de lutte contre le terrorisme.
La crise économique, et particulièrement celle des finances publiques, a également joué un rôle important dans la mobilisation des gouvernements successifs et de la société civile contre le blanchiment d’argent. Plusieurs études ont montré que l’évasion fiscale a été à l’origine d’une stagnation des recettes de l’Etat, ce qui a aggravé le déficit public devant la montée des dépenses publiques. La lutte contre l’évasion fiscale est devenue l’une des priorités des gouvernements depuis 2014 avec l’institution d’une batterie de décisions visant à traquer tous les fraudeurs.
Une autre raison est à l’origine de la mobilisation des différents gouvernements contre le blanchiment d’argent et le financement du terrorisme. Elle est liée aux pressions des institutions internationales. En effet, ces pressions sont devenues plus agressives ces dernières années jusqu’à nous inclure dans la liste noire par l’Union européenne en matière de blanchiment d’argent dans le cadre de la lutte contre le financement du terrorisme.
L’ensemble de ces facteurs ont joué un rôle important dans la mobilisation des différents gouvernements post-révolution contre ces maux avec l’introduction de plusieurs législations visant à réduire ce risque dont la limitation des paiements en espèces que j’avais introduite dans la loi de Finances complémentaire de 2014.
Mais, en dépit de ces avancées, le chemin à parcourir est encore long et les risques sont encore élevés, ce qui explique notre maintien sur cette liste noire de l’Union européenne. Particulièrement, les différentes lois pour limiter les paiements en espèces comme le développement de la digitalisation ainsi que les paiements électroniques dans notre pays, n’ont eu que des effets limités sur les paiements en espèces qui restent très élevés. Ainsi, les dernières statistiques de la Banque centrale soulignent que la masse monétaire en circulation a atteint le 11 février 2019 un montant de 12,5 milliards de dinars et a dépassé sa valeur de l’année passée de plus d’un milliard de dinars, alors qu’elle n’était que de 5 milliards en 2010. Ce niveau élevé et qui ne cesse de grandir pose de grands défis particulièrement aux banques en manque de liquidités qui ne cessent de se tourner vers la Banque centrale pour se refinancer avec des montants qui ont atteint 16,2 milliards de dinars au milieu du mois de février 2019.
Ainsi, toutes les solutions envisagées n’ont pas réussi à réduire les liquidités en circulation, ce qui a contribué à renforcer les inquiétudes et les risques de blanchiment. Ces échecs et les limites de ces actions doivent amener les pouvoirs publics à envisager d’autres solutions plus radicales que les gouvernements et les institutions ont cherché à éviter et à ignorer depuis quelques années et qui concernent le changement des billets de banque. Cette solution n’est pas nouvelle et plusieurs institutions, notamment l’UTICA et l’UGTT, ont appelé le gouvernement à l’envisager pour faire face de manière sérieuse à cette invasion des réseaux parallèles et aux circuits mafieux.
Or, cette solution n’a jamais été sérieusement envisagée par les pouvoirs publics et à chaque fois qu’elle a été évoquée, elle a été balayée du revers de la main. Plusieurs raisons expliquent cette réticence dont les peurs et les inquiétudes devant l’organisation d’une opération d’une telle ampleur dans un contexte d’instabilité politique, économique et sociale. Par ailleurs, nous ne disposons pas d’expériences d’autres pays qui nous permettent de réfléchir sur les effets et l’impact d’un changement aussi important des billets de banques.
Pour poursuivre la réflexion autour de cette question, nous voulons évoquer le changement de monnaie opéré en Inde qui pourrait nous éclairer et nous aider à méditer sur cette mesure. Il faut rappeler que cette décision de retirer les billets de 500 roupies (l’équivalent de 7,5 $) et de 1000 roupies (15 $) de manière définitive de la circulation a été prise par surprise par le Premier ministre Narenda Modi le 8 novembre 2016. Ces deux billets représentent 86% des billets en circulation. La décision du gouvernement a été de remplacer les anciens billets par de nouveaux billets et les titulaires ne pouvaient disposer que de 4000 roupies, le reste devant être déposé sur un compte bancaire. Le gouvernement a indiqué que l’objectif de cette opération d’une envergure sans précédent était de combattre le blanchiment d’argent et le financement du terrorisme.
Quels ont été les résultats de cette opération et quelles ont été les difficultés ? L’unité de Prospective, de veille et de recherches économiques de la BIAT, nous donne quelques éléments d’appréciation dans une étude publiée en décembre 2018. Plusieurs aspects ont été évoqués et le plus problématique a été celui de l’organisation de cette opération gigantesque, particulièrement lors des premiers jours, notamment en milieu rural où les paysans ont été amenés à parcourir plusieurs kilomètres afin d’échanger les vieux billets. Par contre, cette opération a permis aux banques d’améliorer leurs liquidités qui ont connu une croissance à un taux de 4% au cours de l’opération pour atteindre 60 milliards de $. Par ailleurs, ce changement a eu des effets momentanés sur la croissance économique suite à la baisse de la consommation qui a repris rapidement pour faire de l’Inde, l’économie qui a l’un des plus forts taux de croissance dans le monde. Cette opération a eu des effets négatifs sur les PME ainsi que les secteurs agricole et immobilier où les paiements en espèces sont beaucoup plus fréquents. Elle a eu également des effets sur l’inflation avec la baisse des prix des produits de consommation. Cette étude indique également que le changement de billets a eu des effets positifs sur les recettes fiscales. Il faut également mentionner que cette opération a contribué à la bancarisation de l’Inde et que 80% des plus de 15 ans disposent aujourd’hui de comptes bancaires.
Cette étude nous permet de réfléchir sur cette question et de la faire sortir de l’interdit qui la frappe dans le débat public. Il faut retenir de cette opération de changement de monnaie trois aspects essentiels. Le premier concerne les difficultés logistiques ce qui exige une grande préparation avant son lancement. Le second concerne ses effets positifs sur le secteur bancaire et financier. Le troisième est la nécessité de l’inclure dans un programme vaste de réformes économiques.
Notre pays connaît, en dépit des chiffres partiels avancés par le gouvernement, une crise profonde. La réponse à ces difficultés passe par l’audace et le courage dans la formulation des solutions qui permettent de relancer notre transition économique. n
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