Le club de prédateurs, la “véto-cratie”  et… l’œuvre de Bourguiba 

Tous les Tunisiens sont unis dans leur rejet viscéral d’un système en bout de course, incarné par des politicards, inchangé depuis plus d’une décennie. Un club de prédateurs aux poches bien remplies, qui ont instauré une «véto-cratie» où le pouvoir des lobbies est largement plus fort que celui de l’Exécutif, un jeu politique stérile, où ils se neutralisent les uns les autres en permanence, condamnant le pays à pourrir sur pied. Les islamistes, qui détiennent ce pouvoir, s’emploient à dévaloriser les acquis de l’État national fondé par Bourguiba, le soupçonnent d’être trompeur, le jugent décevant, vil et veule. Ils cherchent toujours ailleurs, à côté, au-delà… un monde dont  le charlatanisme, l’obscurantisme, le protectionnisme  seraient supérieurs à celui où nous nous débattons. Leur objectif est de refaire le monde, en prenant appui sur la religion, et de transformer la réalité. À l’opposé, ceux qui dénoncent ces rêveries cauchemardesques. Moins nombreux, mais non moins résolus, les Bourguibiens se donnent pour tâche de dissiper les illusions, de nettoyer les fantômes qui nous détournent du seul monde existant et nous empêchent de le voir dans sa nudité, son tragique et sa magnificence. Nous ramener au réel, dissoudre ce qui le travestit, parures de mots ou délires moralisants.  Ce qui est nouveau dans cette approche, c’est le fait de réfléchir à ce que les gens simples avaient en tête, à la manière dont ils se représentaient leur monde. Bourguiba est sans doute le premier leader politique dans le monde arabo-musulman à avoir systématisé cette tentative de reconstituer un paysage sensoriel et mental. «J’ai fait quelque chose de solide». Cette petite phrase prononcée par le «Combattant suprême» est devenue, ces derniers jours, un slogan, une petite musique qui s’impose comme une évidence. On l’entend, on le lit partout. «C’est ainsi que, faute de futur désirable, on rêve désormais de retour en arrière. Hier, c’était mieux, croit-on. En quoi ? Au choix : le pays était plus stable, les gens plus sereins et mieux équilibrés, la société plus protégée, l’autorité clairement exercée, les frontières vraiment surveillées», avertissait l’écrivain français Roger-Pol Droit. Et la liberté et la démocratie ? Ce n’est qu’un fantasme, l’image d’un mensonge fabriqué, cela a été vérifié pendant cette décennie de braise. «Qu’importe… Si l’on ne peut avoir demain pour  horizon, on s’invente de revenir à hier. Ainsi est née la «rétrotopie» selon le terme créé par Zygmunt Bauman (1925-2017). Comment ne pas rêver d’un Hannibal qui, avec cinquante mille fantassins, neuf mille cavaliers et trente sept éléphants de combat, franchit l’Ebre, les Pyrénées, le Rhône et les Alpes, puis vola de victoire en victoire jusque sous les murs de Rome ? Comment ne pas rêver d’un Bourguiba qui, d’«une poussière d’individus, d’un magma de tribus, de sous-tribus, tous courbés sous le joug de la résignation et du fatalisme», a fait un peuple de citoyens ? Et «la révolution du jasmin» ? On y pense, puis on l’oublie. Bien sûr, chacun sait qu’elle a existé et fut immensément célébrée. Et l’on n’y pense plus dès qu’il s’agit de ramasser les feuilles mortes d’un rêve kidnappé, comme s’il n’y avait plus aucun rapport entre cet événement et les ombres de l’actualité aujourd’hui.  Inutile de disputailler. Cet état de fait s’impose sérieusement et les «autruches révolutionnaires» n’ont plus le temps de se fourrer la tête dans le sable. Elles peuvent certes gérer sa fatalité au gré de leurs convictions. Mais cette réalité impose, urgemment, un considérable changement de cap, changement de rêve ! Les peuples jugeront les hommes d’État sur l’art d’affronter l’évidence. Il m’a été donné d’entendre notre grand poète et chercheur érudit Abdelaziz Kacem observer que l’explication devrait être recherchée non dans l’absence de leaders comme Bourguiba, mais dans l’impossibilité qu’il y en eût un.

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