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Symbole de la résistance en Grèce à travers les époques, le compositeur de la musique du film « Zorba le Grec » était âgé de 96 ans.
C’est une page de l’histoire de la Grèce qui se tourne. Le grand compositeur Mikis Theodorakis est mort à l’âge de 96 ans à Athènes, a appris l’Agence France-Presse jeudi de source hospitalière. Ancien résistant et opposant à la dictature des colonels, Mikis Theodorakis était devenu célèbre en composant la musique du film Zorba le Grec (1964), une rengaine reprise à travers le monde. Né le 29 juillet 1925 à Chios, en Égée, dans une famille d’origine crétoise, Mikis Theodorakis est l’auteur d’une œuvre gigantesque et le plus célèbre des compositeurs grecs. Il est devenu le symbole de la résistance en Grèce à travers les époques et a construit une œuvre foisonnante, devenue une incontournable bande-son de la vie de son pays.
D’oratorios en symphonies, d’hymnes en opéras, il s’est employé, par foi dans la culture populaire, à ouvrir au grand public la tradition classique et la poésie, mettant en musique Axion Esti du Prix Nobel Odysseus Elytis ou le Canto General de Pablo Neruda. Il a aussi sorti du ghetto le rebetiko, le « blues grec », et ses instruments traditionnels, dont le bouzouki, héritage de la culture gréco-orientale d’Asie mineure, sur les côtes de l’actuelle Turquie. En dépit de ses foucades politiques, ses coups de gueule et accès de susceptibilité, ce géant chaleureux à la tignasse en bataille s’était ainsi hissé au statut de monument national. En revendiquant toujours une farouche indépendance : « Du fait de ma taille, je n’ai jamais pu m’incliner », plaisantait-il.
*Bush comparé à Hitler
Bravant une santé fragile, il montait encore régulièrement sur scène ces dernières années, pour recueillir les acclamations de milliers de compatriotes. Au déclenchement de la crise grecque en 2010, il s’était dressé contre la tutelle et l’austérité imposées au pays par le FMI et l’UE, essuyant même des gaz lacrymogènes lors d’une violente manifestation en février 2012. « Que ceux qui traitent le peuple comme une ordure sachent que ces ordures peuvent devenir de la dynamite », lançait-il encore aux journalistes en mars 2017. Qualifiant au passage la chancelière allemande Angela Merkel et son ex-ministre des Finances Wolfgang Schäuble « de carnassiers ». Mais le droit de regard qu’il a revendiqué jusqu’au bout sur les évolutions politiques l’a plusieurs fois fait déraper.
Mikis Theodorakis avait ainsi comparé George Bush à Hitler, ou qualifié en 2003 le peuple juif de « racine du mal », après avoir longtemps concilié engagement pro-palestinien et amitié avec Israël. Il avait aussi apporté sa caution en février 2018 aux franges les plus nationalistes de l’opinion publique grecque, opposées à tout accord sur le partage du nom de la province septentrionale de Macédoine avec le petit État voisin. « Mes frères, fascistes, racistes »… son adresse à la foule pendant une grande manifestation organisée alors à Athènes avait choqué.
« Mikis », comme l’appelaient tous les Grecs, a composé dès l’âge de 13 ans et a rallié la résistance dès l’invasion nazie. Engagé auprès des communistes au cours de la guerre civile (1946-1949), il est déporté par le régime de droite dans l’île-bagne de Macronissos, où il est torturé. Il part ensuite à Paris, étudier au conservatoire. De retour à Athènes, il se lie à Grigoris Lambrakis, député du parti de gauche, l’EDA, assassiné en novembre 1963 à Thessalonique par l’extrême droite avec la complicité de l’appareil d’État. Il composera plus tard la musique du film Z, que Costa Gavras dédiera à cette affaire.
*« Caramanlis ou les tanks »
En 1964, le musicien est élu député de l’EDA du Pirée, le port près d’Athènes. Après le coup d’État militaire de 1967, il est rapidement arrêté. Gracié un an plus tard, il dirige un mouvement clandestin et se retrouve assigné en résidence surveillée. Sa popularité ne cesse de croître et pour tenter de le réduire au silence, les colonels le jettent en prison et interdisent son œuvre. Theodorakis devient le symbole de la résistance à la dictature, que la junte est finalement contrainte de laisser partir, à Paris, sous pression de la communauté internationale. À l’effondrement de la dictature en 1974, une foule immense l’accueille à son retour le 24 juillet à l’aéroport d’Athènes, scandant son prénom.
Il apporte alors un soutien inattendu à Constantin Caramanlis, l’homme d’État de droite qui orchestrera le rétablissement de la démocratie. La formule qu’on lui attribue, « Caramanlis ou les tanks », fâchera longtemps ses camarades. En 1981, il rallie pourtant le parti communiste ultra-orthodoxe KKE, et est réélu député du Pirée. Il sera un précurseur du dialogue bilatéral avec la Turquie, qu’il promeut en musique en 1997 avec le chanteur turc Zulfu Livanelli, juste après un grave incident territorial entre les deux pays. En 1990, nouveau revirement : pourfendeur du populisme qu’il impute au dirigeant socialiste Andreas Papandréou, il adhère au parti conservateur de la Nouvelle-Démocratie, qui remporte les élections, et décroche un ministère sans portefeuille. Il refermera vite cette parenthèse pour se retirer dans sa maison située au bas de l’Acropole, où il peaufinera jusqu’au bout des recueils de mémoires. En 2012, il manifeste contre les mesures d’austérité imposées par les créanciers du pays (UE, BCE, FMI) et essuie des gaz lacrymogènes. Il laisse derrière lui la femme de toute sa vie, Myrto, et deux enfants, Marguerite et Georges.
*Deuil national
« Mikis Theodorakis passe maintenant dans l’éternité. Sa voix a été réduite au silence et avec lui tout l’hellénisme a été réduit au silence », a estimé jeudi le Premier ministre Kyriakos Mitsotakis, qui a décrété trois jours de deuil national à partir de jeudi. « Mikis était notre histoire », a également ajouté le Premier ministre grec. « Mikis a apporté de la lumière à nos âmes. Il a marqué avec son œuvre la vie de ceux qui ont choisi la route de la démocratie et de la justice sociale », a partagé sur les réseaux sociaux le leader de l’opposition de gauche (Syriza) et ancien Premier ministre, Alexis Tsipras.
La ministre de la Culture grecque Lina Mendoni a réagi jeudi dans un communiqué : « Aujourd’hui nous avons perdu une partie de l’âme de la Grèce. Mikis Theodorakis, notre Mikis à tous, l’enseignant, l’intellectuel, le résistant, est parti. Celui qui a fait chanter des poètes à tous les Grecs ». La présidente de la République Eikaterini Sakellaropoulou a salué « un créateur grec et en même temps universel, un atout inestimable de notre culture musicale […] qui a dédié sa vie à la musique, aux arts, à notre pays et à ses habitants, aux idées de liberté, de justice, d’égalité, de solidarité sociale ». « Avec une profonde émotion et des applaudissements incessants, nous disons au revoir à Mikis Theodorakis, activiste-créateur, leader et pionnier d’un nouvel art combatif en musique », a déclaré jeudi le parti communiste grec.
(AFP)