Le consensus national sur la dette : à revoir !

Parfois des évènements historiques majeurs dans l’histoire des peuples ont un effet plus important que les théories dans la construction de consensus importants en matière de politique économique. En effet, ces évènements marquants peuvent pousser les peuples à se méfier des tendances économiques et à construire des positions fortes qui vont devenir les fondements solides des nations et de leur consensus politique et social.
On peut citer plusieurs exemples d’évènements historiques qui ont fondé le lien commun dans un grand nombre de pays. Je me limiterai à celui de la République de Weimar que connut l’Allemagne de 1918 à 1933 et dont la chute ouvrira les portes à la montée du nazisme et à l’un des chapitres les plus douloureux dans l’histoire de l’humanité. Cette période historique a été un grand moment d’effervescence politique, sociale et culturelle qui a permis à l’Allemagne d’ouvrir une page d’expérimentation et d’innovation à tous les niveaux de la vie sociale. Mais, cette période a été marquée par une crise économique et financière sans précédent avec le recours de la Banque centrale à la création monétaire pour financer les dépenses de l’Etat. Cette gestion de la crise économique et financière, l’expansionnisme monétaire et le recours excessif à la planche à billets ont été à l’origine d’une hyperinflation que l’Allemagne n’avait jamais connue par le passé. On se rappelle encore des images d’Allemands se déplaçant avec des sacs de billets de banque pour acheter des produits de première nécessité comme le pain. Ces images ont marqué à jamais la mémoire collective. Et, l’hyperinflation a été pour le peuple allemand à l’origine de la chute de la République de Weimar et de la montée du nazisme.
Depuis ce terrible chapitre de l’histoire, l’hyperinflation est devenue le mal absolu et le danger qu’il faut à tout prix éviter. Elle est devenue une obsession qu’il faut impérativement évacuer et combattre. Ce sont ces images pénibles du passé qui ont largement contribué à la construction du consensus sur les politiques monétaires restrictives devenues une tradition et une conviction profonde chez les Allemands, en dépit de leurs différences politiques et sociales. Ce consensus et cette conviction ont été des fondements de la Buba, la Banque centrale allemande, qui a cherché à les imposer à la Banque centrale européenne depuis sa création. Les Allemands ont toujours refusé de s’éloigner de cette conviction, y compris dans les moments les plus difficiles et dans les crises économiques et financières les plus dangereuses que l’Allemagne et le monde ont connues, notamment en 2008 et dans la gestion des effets économiques de la pandémie.
Méconnaître ces évènements historiques nous interdit de comprendre les consensus économiques dans les pays, car leur rôle est beaucoup plus important que les théories ou les traditions économiques dans la construction des grandes visions pour les différents pays.
De même en Tunisie, des évènements historiques ont contribué à la construction d’un consensus large autour de la question de la dette. Pour comprendre ce consensus sur le respect des engagements de l’Etat et le paiement de la dette, il faut revenir à la seconde moitié du 19e siècle et à la grande crise des années 1860. Notre pays connaissait à l’époque sa première tentative de modernisation politique et économique et cherchait à s’inscrire dans la nouvelle dynamique ouverte par les Lumières et les révolutions et sortir ainsi de la crise du modèle despotique oriental. Mais, cette phase de transformation et de quête d’un nouveau projet moderne a été également marquée par une crise économique et financière sans précédent du fait de la corruption qui régnait dans les plus hautes sphères de l’Etat et du caractère extravagant des dépenses de l’Etat.
Cette crise financière sera à l’origine du seul défaut de paiement que la Tunisie ait connu et la constitution de la Commission financière composée des trois grands pays débiteurs de notre pays à savoir la France, l’Italie et la Grande-Bretagne en 1869 mettra fin à notre souveraineté financière et sera le véritable argentier de notre pays. Mais, quelques années plus tard, cette Commission va ouvrir la voie à la pénétration coloniale et sera à l’origine de la colonisation de notre pays en 1881. La domination coloniale mettra fin au projet de modernisation, aux réformes entreprises dans la seconde moitié du 19e siècle et à l’espoir de construire une nouvelle expérience historique pour sortir du modèle despotique et traditionnel.
Cet évènement historique douloureux a marqué les esprits et notre inconscient collectif sur la question de la dette et du défaut de paiement. Et, comme pour nous rappeler au bon souvenir de cet évènement, la rue où se trouvait le siège de cette commission s’appelle toujours rue de la commission. Depuis cette date, un consensus s’est construit sur l’importance de respecter nos engagements en matière d’endettement, y compris pendant les moments les plus difficiles. Ainsi, ce consensus a prévalu lors des grandes crises de la fin des années 1960, de 1986 et jusqu’à nos jours. D’ailleurs, cette tradition a largement contribué à la réputation de notre pays sur les marchés financiers et auprès des institutions financières internationales.
Or, beaucoup de choses ont changé aujourd’hui. Notre pays traverse la crise la plus profonde de son histoire avec une dette qui devient de plus en plus insoutenable. Et, en même temps, l’interdit qui frappait la question de la dette est en train d’être remis en cause, y compris dans les pays comme la France particulièrement suite à la pandémie de la Covid-19.
Il est peut-être temps d’ouvrir ce débat et de voir les options qui s’offrent à notre pays pour sortir de cette crise. Cette révision du consensus national sur la question de la dette doit se faire en coopération et en concertation avec la communauté internationale.

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