Cette fois, on touche le fond. Après la politique et l’économie, c’est au tour de la Justice et de l’Armée, derniers remparts de l’Etat, d’être traînées dans la boue. Corruption et haute trahison y ont fait leur chemin. Les révélations ne sont pas des fake-news, mais des dénonciations venant de hautes personnalités représentant les pouvoirs exécutif et judiciaire. D’un côté, deux éminents magistrats, l’ancien procureur général de la République, à qui revient le traitement exclusif des affaires de terrorisme et de blanchiment d’argent, et le premier président de la Cour de cassation, qui se sont tirés mutuellement à boulets rouges, à coup de rapports compromettants, affligeants. De l’autre côté, le ministre de la Défense, qui reconnaît l’existence de traîtres dans les rangs des soldats, ayant « fourni des informations à des terroristes et à des contrebandiers », et le ministre de l’Intérieur, qui fait état de l’implication de hauts responsables sécuritaires dans le trafic de stupéfiants. La consternation est générale. On n’est pas habitué à autant de transparence de la part de ces deux ministères précisément, même quand un précédent ministre de l’Intérieur avait été accusé de haute trahison (2017) et fait l’objet d’un mandat d’amener. Depuis, il a disparu de la circulation.
En outre, l’Armée et la Justice, les Tunisiens les respectent. Des révélations de ce type sèment la zizanie à cause du doute qui pourrait frapper la crédibilité des juges et l’autorité judiciaire à laquelle ont recours les citoyens pour recouvrer leurs droits. L’indignation est là, mais il ne faut pas renier que la vérité est une revendication de longue date, le vœu des Tunisiens est d’être gouvernés par des gens intègres, capables de remettre la Tunisie sur les rails du progrès et du développement. Beaucoup se sont offusqués des propos des deux ministres, oubliant au passage qu’ils ont, plus d’une fois, appelé à ce que les Tunisiens soient informés de tout ce qui se trame dans le pays et connaissent la Vérité quelle que soit sa gravité. Une revendication justifiée par une peur grandissante de l’impunité face au tsunami de la corruption, face aux « daeschiens » en col blanc et en jellaba, face à la mise à mort lente de l’Etat moderne.
C’est la première fois que des membres de l’Exécutif sortent de leur zone de confort, le devoir de réserve. Une première qui ne manque pas d’audace, de courage. Mais n’est-ce pas ce qui était demandé au gouvernement Mechichi, et même aux gouvernements qui l’ont précédé ? Sauver la Tunisie des mafias qui ont implanté leurs crocs dans tous les arcanes de l’Etat. Libérer le pays de la chape de plomb des lobbys et des réseaux occultes. Assainir les milieux politique et économique des opportunistes, des malfrats, des comploteurs, etc. Ne sont-ils pas là les vœux également du président Kaïs Saïed qui a convaincu 2,7 millions d’électeurs avec son inexpérience politique et sa spontanéité jusqu’à déclarer la guerre aux partis politiques soupçonnés de corruption et à tous ceux qui complotent dans « les chambres noires ». Nous y voilà. Les deux ministres ont commencé à donner des bribes de réponses aux interrogations qui ont été suscitées par les attaques codées du président. Ce qui compte aujourd’hui, c’est la suite à donner à toutes ces révélations. Il ne convient plus de se contenter de condamner et de critiquer, puis de laisser les choses se décanter jusqu’au prochain scandale.
Pareil pour les deux juges qui ont franchi pour la première fois le mur du silence. Une première, inouïe. Tout a été déballé, en vrac. Les assassinats politiques, en prime, faisant remonter les soupçons qui ont été portés par des avocats et des sécuritaires contre des juges et qui ont été à l’époque démentis. Le collectif de défense de Chokri Belaïd était arrivé à retracer, avec preuves à l’appui et avec des noms précis, toutes les malversations et les infractions qui ont concerné le dossier et qui ont bloqué une issue judiciaire juste et loyale, mais il a été diabolisé, marginalisé, dénigré. Le rapport du premier président de la Cour de cassation a donné raison au collectif. Mais Taïeb Rached est lui aussi sur des charbons ardents, accusé par son collègue, Béchir Akremi, de corruption et d’enrichissement. Tout ceci en concomitance avec un autre scandale politico-financier impliquant des institutions publiques -donc l’Exécutif- et la mafia des déchets, un nouveau secteur économique très prometteur. Où va-t-on ainsi ? Des régions intérieures transformées en zones hors contrôle, des personnalités politiques influentes qui font l’apologie du terrorisme jusqu’à légitimer la décapitation d’un citoyen français en France par un terroriste tunisien, une classe politique en proie aux chantages, aux marchandages, à l’affairisme dans le seul but d’accéder au pouvoir pour profiter pleinement de ses dividendes.
Aujourd’hui, c’est le système judiciaire qui est dans le viseur. Le conflit qui a éclaté entre les deux éminents juges dévoile l’atmosphère d’une guerre intra-judiciaire, comme celle qu’ont connue les partis politiques. Tout le monde connaît aujourd’hui son issue : la division et le statuquo. Ceci n’est pas tolérable, il y va du sort de tous les Tunisiens, sans exception. Les partis politiques sont élus, ils vont et reviennent, les régimes politiques peuvent aussi changer, mais pas l’institution judiciaire. Celle-ci est un rempart qu’on met des années à construire pour garantir la pérennité de l’Etat et la vie en société. Personne n’a le droit de le mettre en péril, même pas les juges, ni les avocats, ni aucune profession liée au pouvoir judiciaire. La Justice est un droit fondamental, un bien de la société, de l’humanité. Alors, sachons raison garder. Il est de la responsabilité des structures judiciaires, dont le CSM, l’association des magistrats, le syndicat, tous ensemble, de prendre au plus vite les choses en main, de définir les responsabilités et les faire assumer en appliquant la loi afin de sauver la réputation et l’intégrité de notre justice. Sans quoi, personne n’en sortira indemne.
Quant aux révélations des représentants des deux ministères de souveraineté, elles viennent à point nommé pour mettre un terme à l’impunité, si dans le cas échéant des mesures judiciaires et disciplinaires sont prises. Il faut aller plus loin à présent et sortir des tiroirs poussiéreux les 8 mille dossiers de terrorisme en attente, oubliés. Aucun responsable ne doit rester impuni, au-dessus de la loi, quel que soit son poste ou son domaine d’activité. N’est-ce pas le vœu des révolutionnaires qui se sont soulevés contre le népotisme et les abus de l’ancien régime ? L’idéal serait que les procès soient publics pour faire revenir la confiance et pour réhabiliter les valeurs de la République et le rêve de Révolution.