Le danger des amalgames

Depuis quelques semaines, le corps de la magistrature est en butte à des attaques virulentes, particulièrement sur les réseaux sociaux. Leur probité et leur indépendance sont mises en cause individuellement et collectivement; les pires adjectifs et les accusations les plus graves s’abattent sur un des corps constitués les plus importants.

S’il est vrai que l’affrontement public, le déballage de linge sale entre le premier président de la Cour de cassation et le procureur de la République de Tunis et les développements fâcheux de cette affaire ont porté atteinte à l’image de la magistrature, la tentation du «tous pourris» est condamnable et ne fera que déstabiliser une profession dont dépend le fonctionnement de toutes les institutions privées et publiques du pays.

Qu’une poignée de magistrats n’aient pas respecté les obligations de leur charge et se soient même livrés à des actes pénalement punissables ne doit, en aucune manière, entacher l’honorabilité d’un corps qui, de tout temps, a joué un rôle fondamental dans la vie de la Cité.

Pour avoir consacré une étude sur les magistrats tunisiens depuis le 9e siècle et sur leur éminent apport à l’histoire de notre pays, je mesure mieux que le commun des mortels l’étendue de la cabale injuste dont ils sont la cible. En 30 ans de carrière, j’ai côtoyé un nombre incalculable de magistrats honnêtes et compétents qui font honneur à une profession qui a donné à notre pays l’Imam Sahnoun, Ibn Ghammaz, Cheikh Bornaz, Mohamed Malki et tant d’autres éminents juristes.

Quelques brebis égarées, et il y en a dans toutes les professions, sans exception, ne peuvent pas servir de prétexte pour traîner dans la boue une corporation dont l’écrasante majorité se dévoue, pour un traitement relativement modeste, à l’établissement de la justice. Dans certains pays, on a compris qu’assurer des conditions matérielles très avantageuses aux magistrats était le gage d’une justice efficiente et saine.

Certes, il est impératif de renforcer les mécanismes de contrôle de l’activité des magistrats : le Conseil supérieur de la magistrature est appelé à jouer un rôle clé dans la moralisation de l’activité judiciaire et sa mission disciplinaire doit être menée avec rigueur et impartialité ; il ne doit pas hésiter à sévir quand des manquements sont observés dans l’exercice de la mission d’un juge.

Certains flottements dans le fonctionnement du CSM à l’occasion de dossiers disciplinaires sensibles, le fléau de la politisation de son activité sont à bannir pour qu’il puisse jouer pleinement son rôle régulateur.

En outre, l’inspection générale du ministère de la Justice doit être mieux dotée sur les plans humain et matériel pour pouvoir instruire les dossiers relatifs aux dépassements signalés.

Nul n’est au-dessus de la loi mais, eu égard à leur fonction, les magistrats ont besoin de sérénité et de respect de leur dignité.

Abaisser les magistrats équivaut à abaisser toute la fonction judiciaire et partant, rabaisser un des plus importants leviers de l’Etat.

Rien n’est plus dangereux que les amalgames qui ont pour effet de mettre tout le monde dans le même sac, portant ainsi atteinte à une institution judiciaire irremplaçable.

Nuire à la réputation des magistrats et par suite à leur moral ne pourra qu’affecter la qualité du travail judiciaire et se répercutera négativement sur la vie économique et sur l’équilibre social du pays.

Quand on veut mener une croisade contre la corruption, il faut prendre garde de ne pas frapper le moral des troupes. Des magistrats démotivés et décriés feront échouer toute possibilité de moralisation de la vie publique ou du monde des affaires.

Vilipender un corps dont dépend l’issue d’une croisade juste et louable est un mauvais calcul qui, à trop céder au populisme ambiant, en compromettra l’issue.

Nous commémorons cette année le Centenaire du ministère de la Justice ; sa création en 1921 a été arrachée de haute lutte aux autorités du protectorat et il a fallu livrer un véritable combat pour imposer que le premier ministre de la Justice soit un Tunisien, à savoir Tahar Kheïreddine, le fils du célèbre Général Kheïreddine.

Après 100 ans de la naissance de leur ministère, faire le bilan du travail des juges est légitime et nécessaire à condition d’éviter les procès en sorcellerie et la diabolisation d’un corps dont la stabilité est si fondamentale pour la réussite de toute expérience démocratique. n

*Avocat et éditorialiste

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