Au moment où le monde prend le virage irréversible de l’intelligence artificielle, assistons-nous, dans nos murs, au retour de l’Etat social communément appelé Etat-providence ? Cet Etat que l’économie de marché a pris le soin de mettre hors d’état d’agir, livrant le devenir des économies nationales et l’avenir des générations à la loi du marché, de la concurrence, de la spéculation, de toute sorte de risques qui, par ricochet, ont entraîné plus de précarité, plus d’injustice sociale et plus d’incertitudes.
Par définition, l’Etat social, qui s’inscrit en opposition à l’Etat-gendarme dont le rôle est d’assurer les fonctions exclusives de l’Etat en matière de justice, police, défense nationale, diplomatie…, remplit les fonctions de régulation, d’allocation et de redistribution des richesses à travers l’intervention active de l’Etat dans la vie économique, la forte imbrication de l’Etat social dans la sphère économique, le développement inégal de l’Etat social et l’essor des classes moyennes.
Après avoir parcouru un bon bout de chemin dans le macrocosme néolibéral avec des résultats mitigés – plus d’économie, moins de social –, la Tunisie a décidé de changer de cap, de prendre ses distances des instances financières internationales trop exigeantes et de rétropédaler. Il fallait sauver un pays au bord de la faillite après une décennie (rÈvolutionnaire) de chaos et de dilapidation des biens publics et de tous les acquis socio-économiques réalisés depuis l’indépendance. C’est le retour de l’Etat social, l’Etat-providence qui prend à sa charge toutes les doléances, les besoins, les revendications, les urgences, les aspirations des citoyens. Santé, logement, éducation, formation, emploi…le service public redevient le premier pourvoyeur et le seul garant, au détriment d’un secteur privé en net repli. La Tunisie avait le choix d’opter pour une autre voie, celle de l’assistance financière étrangère, notamment par le biais du FMI, et du surendettement, comme l’Egypte ou le Maroc, pour ne pas priver son pays de la manne des investissements étrangers. Ce ne fut pas le cas. Sans expérience politique ni économique, Kaïs Saïed a fait un pari fou en misant sur les ressources propres du pays au moment où tous les secteurs économiques étaient en berne ou en faillite et en recourant à l’endettement intérieur auprès des banques tunisiennes ou extérieur à petites doses pour financer des projets d’infrastructure urgents.
Un pari risqué auquel seuls quelques-uns de ses partisans croyaient. Finalement, à l’étonnement général, le crash n’a pas eu lieu. Mieux, la croissance n’a pas dégringolé, elle a même légèrement progressé (+1,4% en 2024) à la faveur d’une série de bonnes saisons agricoles et d’un boom des exportations, d’un rebondissement du secteur touristique et d’une nette amélioration des transferts en devises des Tunisiens résidant à l’étranger. En même temps, l’autre pari fou de ne pas recourir au rééchelonnement de la dette publique alors que le déficit public frise un niveau abyssal s’est avéré être à la portée puisque les engagements sont respectés. Ce sont là des « rÈalisations » qui ont juste permis à la Tunisie d’échapper à la faillite et au pire scénario (le Club de Paris) qui lui était prédit par certains experts, mais elles ne l’ont nullement sortie de l’ornière. L’économie tunisienne peine à se redresser et les finances publiques ont du mal à se ressourcer. Si bien que le retour de l’Etat social et ses promesses suscitent plus d’interrogations que d’enthousiasme en raison des financements faramineux dont il a besoin et dont il ne dispose pas.
Alors que l’Etat est appelé à réduire sa masse salariale et par conséquent, le nombre de fonctionnaires, ordre a été donné de recruter par dizaines de milliers des demandeurs d’emploi, des ouvriers non qualifiés aux titulaires du diplôme de doctorat, dans la fonction publique pour s’attaquer au problème du chômage dans toutes les catégories sociales, de construire des milliers de logements sociaux et de rétablir le mécanisme de la location-vente pour freiner la crise du logement, en plus de la création d’un fonds de protection sociale pour les ouvriers agricoles et d’un fonds d’assurance pour ceux qui ont perdu leur emploi. Il faut reconnaître à Kaïs Saïed qu’il s’attelle à concrétiser ses promesses faites aux couches sociales les plus défavorisées, mais qu’en est-il de ses promesses de construction et d’édification de la Tunisie libérée des corrompus et des comploteurs ?
Pour le président, les coupables qui bloquent les grands projets sont tout indiqués : des responsables au sein de l’administration affiliés à des partis politiques ou à des lobbies qui ne veulent pas voir la Tunisie prospérer sous son « rËgne ». C’est dire que la stratégie de lutte contre la corruption, au demeurant indispensable pour contrecarrer ce qui était devenu un véritable fléau, n’a pas éradiqué la corruption ni ne l’a réduite mais a contribué à la rendre plus pernicieuse. Si bien qu’il est difficile de réfléchir en termes de perspectives économiques et de faire des projections en termes d’emploi tout en sachant que les universités tunisiennes produisent chaque année des milliers de nouveaux diplômés.
Un Etat social qui se soucie de partager les richesses avec les catégories les plus vulnérables est l’Etat dont rêvent tous les peuples mais faut-il avoir les moyens de produire des richesses. L’Etat tunisien a besoin d’être épaulé dans sa quête de justice sociale, cet allié n’est autre que le secteur privé. Dans un contexte de parfaite synergie, le secteur privé peut mettre à contribution ses capacités entrepreneuriales, son rôle moteur dans le développement économique et technologique et faire preuve de responsabilité sociale.
Pour durer, l’Etat social doit pouvoir se ressourcer, résister aux soubresauts et atteindre des objectifs ambitieux de développement économique.
L’Etat tunisien saura-t-il relever le défi ?
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