Je ne connaissais le grand historien Taoufik Bachrouch que par trois livres : « Le saint et le prince en Tunisie », « La crise de la conscience tunisienne au dix-neuvième siècle » et « Rabī al – ū rban » (le printemps des bédouins). J’ai lu et relu ce dernier livre qui dévoile les origines de l›insurrection populaire dirigée par Ali Ben Ghedhahem en 1864. C’est un texte qui fascine, le seul ouvrage de ma connaissance dans lequel l’auteur assume un regard d’intellectuel sur un microcosme révolutionnaire et lumpenprolétaire. En 1991, date de sa parution, cette étude historique et sociale parut très excessive et même assez extravagante et insensée. L’effet de cisailles qu’elle exerça sur les consciences laissait entendre néanmoins que l’extravagance, ici, touchait plusieurs vérités. Or si vérité il y avait dans ce livre, elle n’était pas d’abord théorique ou abstraite. Par-delà son argumentation riche, diversifiée et sophistiquée, l’approche était focalisée essentiellement sur l’insurrection des gens d’en-bas, leur éventuelle survie. Dénuée de tout pathos, la conclusion de l’historien se voulait constat : aujourd’hui comme hier, la Tunisie reste ce lieu où les insurrections, les soulèvements et les révolutions d’une manière ou d’une autre sont voués à l’échec. Je n’ai jamais brillé dans le pessimisme mais le « théâtre révolutionnaire « tout au long de notre histoire, à quelques exceptions près, me frappe comme une tragi-comédie aux acteurs interchangeables, sans mémoire ni projet mais avec une terrible prédation. Pire encore, ce qui était jugé légitime hier semble ne pas l’être aujourd’hui. Ce qui était voulu paraît désormais subi. Ce qui était improvisé et sans calculs apparaît soigneusement mis en scène. Non seulement les turbulences de ces dernières semaines ont semé le doute dans la société, mais elles n’ont pu qu’attiser la défiance ou l’exaspération des Tunisiens à l’encontre de leurs gouvernants jugés trop occupés à leurs jeux de pouvoir pour s’attaquer sérieusement aux problèmes du pays. Dans un pays où tous les « poisons « sont déjà à l’œuvre, où le discrédit des responsables se généralise, où l’air du soupçon devient réflexe, où l’anathème occulte toujours plus la confrontation des idées et des projets, l’exercice du pouvoir devient sisyphéen, absurde et presque impossible. Les Tunisiens payeront – ils le prix de leur ambition démocratique ? L’esquisse de liberté qu’ils ont chèrement acquise sera-t-elle sacrifiée sur l’autel de la confrontation entre les trois présidents ? Les questions peuvent sembler incongrues, mais elles sont au cœur des manifestations qui dominent la rue depuis plusieurs jours. Laïc et moderniste mais bousculé, affaibli et stoppé dans son élan depuis quatre mois, Hichem Mechichi semble décidé à opter pour une image provocatrice en se jetant dans les bras de l’extrémisme et du populisme afin de consolider sa fameuse «ceinture parlementaire « composée essentiellement d’ Ennahdha, Al Karama et Qalb Tounes. On se souvient peut-être de ce que disait Descartes à propos de la cire. Une fois livrée à la flamme, elle change, et change si radicalement qu’on pourrait croire que ce n’est plus la même cire. Ce changement radical dans le «comportement politique» de Hichem Mechichi est vite perçu par le président de la République comme de l’arrogance et en profite pour dénoncer le «désordre institutionnel « et la «dérive concussionnaire «. Résultat immédiat : le dernier remaniement ministériel mené au terme de quelques longues semaines de cogitations, tractations, tergiversations, finasseries maladroites et facilement approuvé par l’Assemblée des représentants du peuple a été refusé par le président de la République. Cette double fuite en avant a déclenché une tempête. Celle-ci a été d’autant plus violente que la voie empruntée par Hichem Mechichi a été entourée d›approximations et d›amateurisme. Cela ne pouvait inspirer que de gros doutes à l’opinion publique nationale et à des instances internationales habituées à raisonner à partir de données tangibles et d’objectifs réalistes. Pour sortir du piège dans lequel il s’est mis, le Chef du gouvernement ne semble pas avoir d’autre solution que de faire machine arrière. Encore faudrait-il qu’il souhaite que la crise se calme. Mais c’est quand même lui qui risque, une fois de plus, d’y abîmer un peu plus son image et de compromettre sa carrière et finir politiquement concassé. «Casse-lui la tête», criait Abû Yazîd Saheb Al-Himar, chef de la plus importante révolution au milieu du dixième siècle ( 934 – 947 ). «Que le plus brave s’avance contre moi», scandait Ali Ben Ghedhahem lors de la révolution portant son nom (1864-1865 ). Nous y sommes !
77