Le devoir de mémoire

Abir Moussi, avec son parti, le PDL, a toutes les raisons désormais de prétendre être le dépositaire du legs destourien. Elle a été la seule avec ses partisans, nombreux, à célébrer en bonne et due forme le 66e anniversaire de l’indépendance de la Tunisie. A l’occasion, c’est le prestigieux Palais des Congrès qui a été choisi pour accueillir l’imposant meeting à l’hymne national, aux couleurs Pdlistes et au discours politique fédérateur des grandes occasions. Que l’on soit opposant ou indifférent, il faut reconnaître que le PDL a résisté à toutes les tempêtes et est aujourd’hui tout ce qui reste de la marée partisane qui a envahi la scène politique, l’ARP et ses voisinages, dix années durant. Les Pdlistes sortent du lot et creusent leur chemin vers les hautes sphères de l’Etat sans marcher sur les cadavres des révolutionnaires de la vingt-cinquième heure, le mouvement national, Bourguiba le Zaïm et la mémoire collective. Cette époque ne fait pas certes l’unanimité autour de sa lecture historique, mais sa référence mémorielle et symbolique, nul ne peut l’éluder et la dénigrer. La Télévision tunisienne n’a pas manqué le rendez-vous. Des archives ont été ouvertes, il en est sorti un documentaire, truffé d’images réelles inédites, diffusé le soir du 20 mars 2022, des vérités ont été dites, des secrets et des traitrises révélés et l’honneur des martyrs et des combattants salué. Le devoir de mémoire a été respecté, le commentaire reste ouvert. A part cela, rien.  Sinon ceux qui se sont donné rendez-vous le jour même non pas pour célébrer l’indépendance comme ils veulent le faire croire mais pour manifester contre le « coup d’Etat » et appelant au retour à l’avant-25 juillet. A rappeler qu’Ennahdha et ses alliés radicaux se sont évertués à semer le doute sur le processus d’indépendance de la Tunisie et dénigrer ses principaux acteurs dont Bourguiba.

Sinon encore, un conseil ministériel présidé par le chef de l’Etat couronné par le paraphe de trois décrets présidentiels relatifs respectivement à la réconciliation pénale, à la création des entreprises citoyennes et à la lutte contre le monopole et la spéculation. La joie n’était pas visible le lendemain sur le visage des Tunisiens. Cela fait huit mois qu’ils attendent les dividendes du 25 juillet 2021. Ils sont fatigués des promesses et des beaux discours qui n’améliorent pas leur quotidien. Peut-être que les trois décrets sus-cités le feront. En tout cas, Kaïs Saïed y croit, il avait déclaré dans une allocution prononcée à l’occasion qu’il vient de « concrétiser un rêve de plus de dix ans en permettant aux Tunisiens de récupérer l’argent spolié ». Quant aux deux autres décrets, l’un, destiné aux jeunes promoteurs, va résorber, selon Saïed, une partie du chômage par le biais des entreprises citoyennes et l’autre, en imposant des sanctions pénales sévères, devrait rétablir l’ordre dans les circuits de distribution et régler l’épineux problème de  l’approvisionnement en produits alimentaires. C’est le cadeau de Kaïs Saïed aux Tunisiens le jour de la célébration du 66e anniversaire de l’indépendance, un cadeau d’une valeur inestimable pour le chef de l’Etat qui souligne encore que la véritable indépendance n’est pas la signature des traités mais celle qui permet au citoyen d’être maître de son destin et de vivre libre dans son pays. Et pourtant, l’une n’empêche pas l’autre. L’expression festive de la fierté par rapport à sa patrie, à son histoire, à ses ancêtres qui ont sacrifié leur vie pour la libération de la patrie du joug du colonisateur, est un devoir patriotique, une dette envers les martyrs, qui aurait, également, mérité un discours présidentiel solennel et rassembleur que les Tunisiens auraient suivi avec intérêt à une heure de grande écoute, pas à l’aube du 21 mars. Le président Kaïs Saïed a réitéré plus d’une fois que « lorsque la politique entre dans les tribunaux, la justice en ressort ». Il a bien raison, il faut le reconnaître. Et que dire de l’histoire ? C’est aussi une science basée sur des faits et des méthodes de travail rigoureuses dont les conclusions doivent être transmises fidèlement de génération en génération sans la travestir avec des idéologies politiques ou des croyances identitaires ou personnelles. La mémoire agit dans la construction identitaire et culturelle d’une société mais elle peut aussi être manipulée et dans ce cas, elle devient une arme destructrice. C’est ce qui nous a été donné de constater après 2011 et aujourd’hui encore. C’est là une des explications de la rupture dans la cohésion des Tunisiens, avec leurs différences, autour de leurs références historiques et une des raisons de l’affaiblissement de l’Etat construit pourtant sur des bases solides dès le lendemain de l’indépendance.

Cette année, le constat est encore plus amer, surprenant, inexpliqué. En ce 20 mars 2022, date du 66e anniversaire de l’indépendance, aucun pays arabe, maghrébin, africain, européen ou d’ailleurs, n’a présenté ses vœux à la Tunisie. A l’exception des Etats-Unis qui n’ont pas omis, eux, de présenter leurs vœux au peuple tunisien par la voie  du ministre des Affaires étrangères, Anthony Blinken, dont le communiqué a été publié le 20 mars par l’ambassade à Tunis. Un geste fort louable dans un désert diplomatique, même si le nom du président de la République n’a pas été mentionné et que les vœux  de M. Blinken, exprimés au nom de son gouvernement, concernaient également le 11e anniversaire de la révolution, à plus de deux mois d’écart.

L’histoire n’appartient pas à Kaïs Saïed. En tant que président de la République actuel, il a la charge de bâtir le présent, de préparer l’avenir et de respecter le passé, avec ses hauts et ses bas, comme le font tous les dirigeants de ce monde. Sa mission consiste aussi à rendre les Tunisiens fiers de leur pays. Il dit vouloir écrire une nouvelle histoire de la Tunisie. Mais il ne pourra écrire que sa page, comme ceux qui l’ont précédé.

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