Le dialogue instrumentalisé et le risque de tuer l’idée même de démocratie participative

Cela fait plusieurs semaines que la Tunisie est prise dans le tourbillon d’une des plus longues crises politiques qu’elle ait traversées depuis des décennies. Cette crise qui bouscule le pays et ébranle le pouvoir a révélé, de façon aiguë, un point limite de la gouvernabilité d’une société fragmentée et divisée. C’est une évidence qui s’est imposée depuis plus d’une décennie. Il est parfois des moments, dans le film haletant d’une actualité qui s’emballe, sur lesquels il faut s’arrêter, puis zoomer pour séparer les séquences. Avec un peu de chance peut alors apparaître, sous une image de grande confusion, un schéma plus clair de ce qui sous-tend l’éclatement. L’appel au dialogue national lancé par le président de l’Assemblée des représentants du peuple, Rached Ghannouchi, est l’un de ces moments !

Débattre ! Une évidence en démocratie. Mais dans un système politique et institutionnel grippé, on ne débat presque plus. Et les responsables au pouvoir ignorent qu’aller au dialogue serait ouvrir la boîte de Pandore de toutes les revendications, des plus exubérantes aux plus irréalistes. La proposition de Rached Ghannouchi s’accompagne de doutes et questions relatifs à sa portée et à sa sincérité. De quoi va-t-on vraiment parler ? Qui définit le cadre ? Surtout que le dialogue national n’est pas un exercice que le pouvoir en place et sa « ceinture parlementaire» pourront répéter à chaque crise. Cela serait tout simplement un aveu d’échec à résoudre le problème qu’il met en évidence, celui d’un lien délité entre le peuple et ses gouvernants. Le philosophe roumain Cioran (1911 – 1995) rappelait que « le propre des régimes agonisants est de permettre un mélange confus de mensonges et de doctrines, et de donner en même temps l’illusion qu’on pourra retarder indéfiniment l’heure et le choix». Par calcul, Rached Ghannouchi espère prospérer sur des braises qu’il convient seulement d’attiser. Une  tactique rodée qui se résume en un seul temps : faire du dialogue national la seule modalité légitime d’expression politique en période de crise. Au-delà de l’instrumentalisation prévisible de ce qu’on désigne par le terme « dialogue national», il faut également souligner le piège que finit par représenter ce type de réponse politique, qui ne porte pas sur le fond des attentes des citoyens mais donne à la classe politique la possibilité de gagner du temps, pour tous ceux qui s’interrogent légitimement sur l’opportunité de participer. Depuis son élection à la tête de l’Assemblée des représentants du peuple, Rached Ghannouchi avait franchi tous les cercles de l’enfer. Son comportement envers l’opposition, ses déclarations incendiaires, ses prises de position tumultueuses, avaient jeté le doute sur son exemplarité, sur sa sincérité, sur son efficacité, sur son autorité et sur sa légitimité. Bienheureux, comme tous les prédicateurs de l’islam politique qui, à l’heure du numérique, vivent encore au rythme de la Médina au septième siècle pour laquelle la « choura » (consultation) était un devoir qui relevait du… savoir se maintenir au pouvoir Rached Ghannouchi semble même sorti de l’Histoire, de son époque. Il lui suffirait de croire que  «la vérité historique pure est très rarement pure et jamais renouvelable » pour y entrer à nouveau. Qui de ma génération n’a pas connu Philippulus, l’un des personnages clés dans « les aventures de Tintin » ? Hergé, l’auteur de cette bande dessinée belge, disait de lui : «Il se prenait pour seul maître après Dieu»!
Affronter cette évidence vous exposera à une campagne de haine sur les réseaux sociaux : c’est qu’en 2021, l’ignorance ne cesse de faire des progrès et que d’incroyables foutaises sont désormais inscrites sur le marbre des stèles de la bien-pensance islamiste. Les vessies deviennent des lanternes ! Chez les gouvernants en démocratie, le peuple apprécie la modestie, la transparence, la crédibilité, la capacité de travail, d’écoute, mais certainement pas la dévotion ni le sectarisme  qui ont tôt fait de passer pour de la morgue.

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