Le dilemme des subventions

Les pouvoirs publics ont fait de la réforme du système de compensation une de leurs priorités depuis le milieu des années 1980 avec la première grande crise des finances publiques et la mise en place du premier programme d’ajustement structurel avec l’appui des deux sœurs de Washington, la Banque mondiale et le FMI. Cet engagement était au centre des engagements des pouvoirs publics tout au long des années 1990 et 2000. Les différents gouvernements post-révolution ont également fait de la réforme du système de compensation une de leurs grandes priorités depuis 2011. Mais, en dépit de ces engagements affirmés, la réforme des subventions avance de manière lente. La question qui se pose alors est de connaître les origines de ces atermoiements de politique économique ? Comment expliquer cette stagnation des différents gouvernements dans la conduite de l’une des plus importantes réformes. La réponse, à mon avis, s’explique par le fait que la question du système des subventions se trouve au centre de l’un des plus importants dilemmes de la politique économique. Il s’agit de savoir comment réformer et rationaliser un système devenu lourd et injuste sans accroitre la pauvreté ni augmenter les inégalités.
Pour comprendre le blocage actuel il faut revenir à l’histoire économique de notre pays et à la mise en place du système de compensation au début des années 1970. Ce système a été introduit pour assurer l’accès des ménages, particulièrement les plus pauvres, aux biens de première nécessité et de maintenir le pouvoir d’achat des classes populaires. Il s’agit d’un important instrument de redistribution et de correction des inégalités mis en place par l’Etat providence à la tunisienne au début des années 1970. Ce système nous a permis de déconnecter les prix mondiaux des prix locaux notamment pour les produits de base et d’éviter par conséquent de faire subir aux populations les effets de la grande volatilité des prix de ces produits sur les marchés internationaux.
Par ailleurs, ce système a contribué à la construction et au développement de la compétitivité de notre économie dans la mesure où il nous a permis de maintenir des coûts de main d’œuvre bas qui étaient au centre de notre spécialisation internationale dans les années 1970 et a attiré les investisseurs étrangers et nous a permis de mettre en place une dynamique de croissance tirée par le marché interne et les exportations.
Or, ce système va montrer ses limites assez vite. En effet, dès le début des années 1980 on va assister à une augmentation rapide des coûts de la compensation qui sera une charge de plus en plus lourde sur le budget de l’Etat. Cette charge a atteint des sommets ces dernières années avec l’augmentation des prix des matières premières. Ainsi, en 2013 les dépenses de la Caisse générale de compensation ont atteint 5,5 milliards de dinars, ce qui représente 20% du budget de l’Etat et 7,2% du PIB. Certes, les mesures prises en 2014 notamment avec la fin des subventions pour les industries énergivores notamment l’industrie du ciment et les verreries ainsi que l’augmentation des prix pour les grands consommateurs de l’énergie ont permis une réduction des dépenses de subventions. Mais en dépit de ces efforts, ces dépenses restent relativement importantes et ont représenté 5% du PIB en 2014 et 4,17% en 2015.
Le second problème rencontré par le système des subventions concerne les inégalités dans les bénéfices des subventions. En effet, l’étude effectuée par la Banque mondiale en 2013 et intitulée «Vers une meilleure équité : les subventions énergétiques, le ciblage et la protection sociale en Tunisie» a montré que les revenus les plus bas ne bénéficient que de 13% des dépenses de subventions énergétiques alors que les ménages aux revenus plus élevés en tirent 29%. Ainsi, le système des subventions mis en place pour aider les revenus les plus bas et défendre leurs pouvoirs d’achat pose deux problèmes importants : son coût de plus en plus lourd et son caractère inégal.
Le poids des subventions dans le budget et son caractère inégal ont justifié les projets de réformes à mettre en place depuis plusieurs années. Ces réformes sont appuyées par les deux sœurs de Washington, le FMI et la Banque mondiale, et sont devenues progressivement une conditionnalité pour leur soutien pour notre pays. Ainsi, des projets de réformes ont été mis en place avec deux objectifs clairs : réduire le poids des dépenses de subvention sur le budget particulièrement dans un contexte marqué par la dérive des finances publiques et le déficit du budget de l›Etat d›un côté et faire bénéficier les familles les plus pauvres de l›autre côté de ce soutien. De ce point de vue, deux séries de réformes ont été envisagées par les pouvoirs publics. La première concerne les produits énergétiques avec la fin des subventions aux secteurs énergivores comme le ciment et la verrerie mise en place en 2013 et qui a permis une forte réduction des dépenses en matière de subvention en 2014. Il faut également souligner l’’indexation des prix sur les niveaux de consommation et l’importante augmentation des prix pour les grands consommateurs d’énergie. Enfin, il faut noter la mise en place du mécanisme d’ajustement automatique des prix tous les trois mois, des prix nationaux aux prix internationaux.
Pour ce qui est des produits de base, il y a une volonté de passer d’un système de subvention généralisé à un système de subvention ciblé, avec un versement en cash pour les familles les plus pauvres.
Mais, le vrai problème est de savoir pourquoi ces réformes tardent-elles ? C’est une véritable préoccupation, car nous sommes en présence d’une question sur laquelle il y a un important consensus entre les différents gouvernements depuis le début des années 90 en passant par les gouvernements post-révolution. Mais, en dépit de ce consensus, les réformes font du surplace et n’avancent pas à la vitesse souhaitée par les différents gouvernements mais aussi par les bailleurs de fonds. La raison essentielle est que cette réforme se situe au centre d’un grand paradoxe de politique économique et d’un dilemme majeur : comment réformer et rationaliser le système de subvention sans augmenter la pauvreté et accroître les inégalités. C’est ce dilemme qui retarde les réformes et les difficultés. De ce point, il faut souligner que les études sur l’impact de ces réformes ont montré qu’elles posent de grands défis et ne seront pas évidentes à porter par les gouvernements, particulièrement à un moment où l’inclusion est au centre des objectifs de développement économique.  La mise en place des réformes des produits de base se heurte aux difficultés d’identification des couches cibles pour passer d’un système de subvention généralisée à un système de versement direct pour les couches nécessiteuses. Par ailleurs, ce système souffre d’un déficit de continuité et beaucoup de pays qui l’ont mis en place, notamment la Jordanie, ne l’ont pas poursuivi.
Pour ce qui concerne les subventions énergétiques, une étude effectuée par l’ITCEQ, «Quelle stratégie de réforme énergétique en Tunisie ?» a montré les effets désastreux de son démantèlement. En effet, l’hypothèse d’une élimination totale de ces subventions se traduirait par une augmentation du taux de pauvreté qui passerait de 15,5% à 19,9%. En même temps, cette hypothèse se traduirait par une grande mobilité des classes sociales vers des classes plus basses avec la part des classes à bas revenus qui passe de 21 à 26% et celle des classes moyennes inférieures qui passerait de 39 à 43% et celle de la classe moyenne passerait de 20 à 18%.
Ce sont les difficultés de mise en œuvre de ces réformes et leurs effets sociaux qui sont au centre des tourments et des atermoiements des politiques économiques en matière de subvention. Pour sortir de ce dilemme, il ne faut pas limiter la réflexion aux solutions standards proposées par les institutions internationales, mais envisager quelques solutions qui sortent des sentiers battus pour rationaliser ce système tout en échappant à ces effets sociaux négatifs. Plusieurs pistes sont à explorer notamment une politique plus ambitieuse en matière de réduction de la consommation d’énergie, un système de protection sociale plus développé.

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