La Tunisie aborde une nouvelle année chargée d’incertitudes, de doutes et de tensions. De confusion, également, dans le processus de formation d’un nouveau gouvernement, dans les relations entre les acteurs politiques, prompts à se lyncher qu’à se consacrer à l’essentiel, et dans le discours politique de ceux qui sont censés jouer, dans le contexte difficile que traverse le pays, le rôle de fédérateurs et de rassembleurs de tous les Tunisiens.
Manifestement, le mauvais exemple vient d’en haut, du sommet de l’Etat tunisien où l’on a l’impression que ceux qui détiennent le pouvoir trouvent aujourd’hui du mal à faire la distinction entre ce qui est essentiel et ce qui est infiniment superflu. Le climat délétère qui règne actuellement reflète plus une adolescence mal assumée de nos politiciens qu’une preuve de maturité qui leur permet d’appréhender les grandes problématiques, à l’origine d’une désillusion et d’un mal-vivre de la majorité des Tunisiens, avec sérénité et un esprit d’ouverture et de confiance.
« Le peuple sait ce qu’il veut et nous le ferons ». Cette phrase entonnée par le président Kaïs Saïed à Sidi Bouzid le 17 décembre dernier à l’occasion de la célébration du 9e anniversaire de la Révolution, continue à raisonner dans les esprits des Tunisiens et à susciter des réactions mitigées et parfois même diamétralement opposées. Elle nous rappelle curieusement son slogan de campagne électorale et son approche de la nécessité absolue de décentraliser, d’opter pour une approche centripète qui stipule que ce qui est bon pour le pays doit partir du local pour remonter vers le pouvoir central.
Alors qu’il a été investi depuis plus de deux mois, le président de la République, dont les apparitions et les déclarations sont rares, donne l’impression qu’il veut aller jusqu’au bout de son rêve, de ses convictions. A Sidi Bouzid, Kaïs Saïed a rajouté une autre dose à son discours électoraliste, provoquant plus de questionnements que de réponses.
Les ambiguïtés de ce discours, à forte tonalité populiste, se sont fait sentir sans tarder, donnant libre cours à toutes les formes d’interprétations et parfois même à des réactions à la fois inattendues et difficilement maîtrisables. N’est-il pas au nom du slogan à valeur de mot d’ordre « le peuple veut et de ces chambres noires où se trament des complots », que des jeunes se sont permis à Tataouine de chasser le gouverneur de la région, symbole de l’Etat. Et c’est certainement pour la même raison que des jeunes originaires de Kasserine, se sentant marginalisés, ont cherché à investir par la force le siège de l’ARP. Il est à craindre que cette vague ne s’arrête pas là et que la portée de ces messages flous soit exploitée dans toutes les circonstances et pour toutes les formes de mobiles, qu’ils soient légitimes ou non.
Tout ce qui s’est passé au cours de la semaine écoulée n’est qu’un commencement, un aboutissement normal d’un discours auquel manque la clarté, dont la portée du message est difficilement déchiffrable.
Manifestement, le président de la République, qui a joui d’une forte légitimité populaire lors du dernier scrutin, semble avoir du mal à se contenter des fonctions presque protocolaires que lui confère la Constitution, et à se suffire des marges étroites qui lui sont dévolues. Après un long silence énigmatique, sa réapparition a surpris désagréablement. D’abord par la teneur d’un discours autant accusateur qu’inquisiteur.
Un discours qui s’inscrit dans le prolongement de la campagne électorale d’un candidat antisystème, sans programme, ni parti. Le président Kaïs Saïed qui répugne à vendre des rêves, n’a pas changé une fois à Carthage ni de cap, ni de discours. Il continue le même combat en rappelant partout où il va les mêmes slogans, des propos à forte teneur populiste qui ne laissent pas les foules indifférentes mais qui n’apportent pas non plus des réponses. En effet, face à la situation inextricable que vit le pays, au dysfonctionnement des institutions et des services publics, les slogans qu’il répète à satiété pourraient-ils constituer la voie de sortie de la crise et la bonne thérapeutique pour des populations et des régions qui attendent du concret ?
Cette fois-ci, il est allé encore plus loin, faisant de grandes promesses et orientant ses flèches contre des fantômes. Aurait-il les moyens d’aller jusqu’au bout de ses convictions et de ses déclarations pour résoudre le chômage, restaurer la dignité des personnes et soutenir le développement ? Bien plus, la poursuite de la révolution qu’il promet, est-elle le moyen le plus sûr pour remettre le pays sur la bonne orbite, transcender toutes les difficultés et favoriser dans le pays une dynamique vertueuse, porteuse d’espoir et de changement ?
A ce niveau, l’on se demande si le président de la République est capable, dans le contexte actuel, de démêler l’écheveau. Détient-il les clefs de la solution à tous les problèmes ? Pourrait-il changer l’ordre politique actuel en imposant un changement du système qui, à ses yeux, devrait partir du local au central ?
Ce qui intrigue, c’est qu’en cherchant à exacerber la colère de jeunes gagnés par le désespoir et la désillusion, n’est-il pas en train de provoquer une situation qu’il sera incapable de maîtriser ? Quand il cherchera à honorer l’engagement qu’il a pris solennellement en retournant à Sidi Bouzid, quelles réponses pourrait-il présenter pour changer de fond en comble une situation difficile qui impose un discours serein, responsable et de vérité, non un discours qui amplifie la discorde, le doute et la suspicion ?
Le populisme ne se résume-t-il pas, comme le soutient le professeur Pierre Rosanvallon, en une forme de réponse aux «dysfonctionnements» de la démocratie, et qu’on ne peut réduire à un simple «style» politique défini par la démagogie ?