William Laurence, président de l’American Tunisian Association et professeur à l’Université George Washington, Emna Ben Arab, professeure à la Faculté des Lettres et des Sciences humaines de Sfax et Peter Knoope, directeur de l’International Centrer for Counter-Terrorism à la Haye, sont intervenus. Résumé.
Une réponse par l’affirmative à la question posée dans l’intitulé de cette séance est possible. Ce scénario tragique n’est pas irrémédiable, comme l’ont souligné les intervenants du Forum. Hatem Ben Salem, président de la séance a souligné lors de l’ouverture que «la question de l’islamisme politique et la problématique du djihadisme que nous allons évoquer est une question «grave» et «graves» seront les analyses que nous ferons ensemble.»
Vers une nouvelle génération de salafistes djihadistes
Depuis les révolutions du Printemps arabe, une montée du djihadisme salafiste a été constatée.». Directeur du groupe international sur les crises de 2011 à 2013 et coordinateur de la rédaction de cinq rapports portants sur les questions du terrorisme en Tunisie proposant des recommandations pour l’éradiquer, William Laurence parle d’une «nouvelle génération de salafistes djihadistes et d’une division entre le salafisme de la daawa et le salafisme djihadiste». Il qualifie la mouvance salafiste de phénomène urbain. Le succès algérien pour se débarrasser du salafisme radical en dehors des villes et des zones urbaines a donné une fausse impression d’une méthode d’éradication. Aujourd’hui on constate une popularité croissante du salafisme dans le monde arabe. Depuis plusieurs années et précisément depuis le début du Printemps arabe, le salafisme djihadiste a changé. «Le centre d’Al-Qaïda décrit les attaques civiles comme révolues. Aujourd’hui, on incite les nouvelles recrues à des actes de violences ciblés. Il évite les altercations avec les forces de sécurité». Concernant la genèse du salafisme extrémiste, le professeur Laurence parle de l’omniprésence des réseaux sociaux et des moyens de communication accessibles «au peuple». Le mouvement salafiste intervient dans des gouvernements instables ou avec des gouvernances absentes. «La violence est utilisée au niveau du discours, mais pas en pratique. Il y a une déconnection entre le verbe et l’action et cela créée une certaine ambiguïté», précise le professeur. «Les salafistes djihadistes sont bien intégrés dans la société, c’est très précisément cette «intégration cachée» qui permet le développement des réseaux terroristes.»
L’instabilité économique comme facteur de développement du djihadisme salafiste
Autre facteur du développement du djihadisme salafiste «l’’instabilité économique du pays». L’économie informelle est importante en Tunisie, elle concerne 50% des Tunisiens qui souffrent de persécution en tant qu’agents de l’économie informelle. «Les nouveaux salafistes djihadistes adoptent un nouveau mode de vie, ils sont comme les altermondialistes en Europe, ils cherchent à se distinguer du monde dans lequel ils vivent, à se démarquer par certaines formes de violence. En Tunisie, comme en Égypte, la vision que nous avions du salafiste djihadiste a été modifiée. Les jeunes sont poussés vers l’extrémisme», a précisé l’universitaire. Pour améliorer la situation, le système international doit essayer d’encourager et de renforcer les capacités des gouvernements, à l’instar de la Tunisie, où il faut améliorer les conditions sociales et les services publics, tout en stimulant l’économie du pays. Pour Laurence, il ne faut pas punir l’économie informelle. «Je pense que les groupes djihadistes veulent faire régner la désobéissance publique. La réponse des autorités ne doit pas être féroce». Pourquoi les Tunisiens partent au djihad et pas les Algériens ? C’est la situation économique et sociale qui pousse les jeunes tunisiens à partir. L’instabilité économique peut, dans une certaine mesure, jouer contre l’État.
Méfiance des citoyens vis-à-vis de l’État et vice versa
Mehdi Jomâa a récemment déclaré «qu’il n’y a pas de changement sociétal sans dialogue». «Quand il y a une rupture de dialogue, on a besoin que la partie laïque et la partie islamique de la société dialoguent», insiste Laurence. Pour éloigner le discours radical, il faudrait, dans le cas tunisien, encourager le parti islamiste Ennahdha à dialoguer avec les groupes salafistes pour les convaincre d’abandonner la violence. « La méfiance de l’État vis-à-vis des citoyens et des citoyens vis-à-vis de l’État est en nette augmentation, en Tunisie, comme en Libye», a –t- il poursuivi. Autre théorie, qui a entraîné le développement des réseaux terroristes selon William Laurence : l’économie informelle. «L’économie rentière de l’État en Libye n’est pas bien répartie. Il y a des réseaux de contrebande très larges entre la Tunisie et la Libye qui rendent victimes les deux États (trafics d’armes, contrebande…). Tant que nous ne réussirons pas à corriger ces déséquilibres dans les régions, il n’y aura pas d’apaisement.
Entre djihadisme institutionnel et djihadisme radical
Pour Emna Ben Arab, professeure à la Faculté des Lettres et des Sciences humaines de Sfax, la question de savoir si le djihadisme est l’avenir de l’islam politique présuppose de différencier les deux concepts. Au sein de l’islamisme, il y a une distinction entre islamisme institutionnel et islamisme radical. «Le premier participe à la politique au sein des institutions pour mettre en œuvre l’agenda islamique afin de changer l’ordre politique existant. Son engagement se fait au niveau de la guerre des idées. L’islamisme institutionnel a un ton paternaliste, mais pas radical», précise Emna Ben Arab. En partageant les mêmes objectifs de créer un ordre religieux basé sur la charia, les deux se distinguent par le moment et l’opportunité d’établir leur vision du monde. Pour l’universitaire «l’islamisme institutionnel semble avoir évolué en réponse à un agenda international auquel ils se sont identifiés. L’islamisme radical s’est coupé du monde. Ceux qui ont pris la peine de faire le djihad sont moins sensibles aux changements politiques dans leur pays», précise l’universitaire. La fraction au sein de l’islamisme est claire dans le cadre du mouvement Ennahdha, malgré une évolution réelle, il y a une tension entre les idéologues et leur objectif d’établir un État théocratique. «Les résultats de ces tensions étaient au début une grande duplicité dans leur discours, un discours radical en interne et un discours libéral à l’externe, d’où l’ambiguïté concernant certaines questions : droits des femmes, charia, etc. », précise la professeure avant de poursuivre. «Cela représente une zone d’ombre dans leur politique. Ils n’ont pas toujours rapidement répondu à certaines positions de la société civile. Ils ont démontré une certaine prudence avant de changer leur ligne directive». Comme William laurence, Amna Ben Arab fait référence au contexte économique et politique tunisien qui a évolué d’une manière libérale durant un demi-siècle. «Ennahdha est en train de faire face à des défis. Le mouvement a créé une nouvelle image de marque, pour gagner en tolérance et se positionner comme le parti politique postrévolutionnaire. Ce dernier s’est développé comme une force souterraine et est arrivé au pouvoir, mais a échoué à cause de la société civile en Tunisie, et de l’armée en Égypte. Mais prudence, car «la branche extrémiste du mouvement peut recourir à la violence pour reprendre le pouvoir», a conclu l’universitaire.
Les combattants étrangers
Peter Knoope, intervenant du Forum sur la problématique du djihadisme et de l’islam politique, est directeur de l’International Centrer for Counter-Terrorism à la Haye, aux Pays-Bas. Pour commencer, Peter Knoope a souhaité redéfinir les termes. Il n’a pas évoqué les djihadistes, les salafistes, les terroristes, mais s’est attaché à la notion de «combattants étrangers». La communauté internationale a réussi à s’accorder sur le terme de combattant étranger», précise Peter Knoope. Par définition, les «combattants étrangers sont des individus qui rejoignent des réseaux qui ne sont pas des organisations de leur propre pays, comme les chrétiens en Bosnie ou encore les étudiants européens en Colombie chez les Farc». Il y a une centaine de personnes concernées. Selon les recherches de Peter Knoope pour l’International Centrer for Counter-Terrorism de la Haye, «80 % des événements terroristes de grand impact sont reliés à une personne qui a été entrainée par une organisation terroriste à l’étranger». Quand ils sont formés, ces derniers peuvent retourner chez eux et agir violement dans leur communauté et créer ainsi une «cellule». «Ces personnes ont des liens à l’international, des liens d’amitié qui sont très forts. Vous pouvez rejoindre ces organisations à n’importe quel moment, mais jamais les quitter», insiste Peter Knoope. Beaucoup d’entre eux ont déjà fait l’expérience de la mort et ont, de fait, des problèmes psychologiques.
Peter Knoope prend l’exemple des moudjahidines en Afghanistan revenus au Yémen dans les années 80. «Ils ont été les plus violents par la suite», raconte le Directeur de l’International Centrer for Counter-Terrorism. La solution pour éradiquer la création de ces cellules violentes ? «Il faut mieux connaitre les communautés tentées de partir se former au terrorisme, dialoguer, comprendre ce qu’ils vont chercher. Cela pourrait passer par le travail de la société civile, dans l’éducation, dans les communautés minoritaires, il faut rassembler toutes les parties prenantes dans un effort commun pour essayer de travailler ensemble, de partager les informations pour inverser la courbe de ce fléau. Le partage des tâches est important. Il faut s’engager, c’est le mot clef». «Les recruteurs — de combattants étrangers — sont actifs, ils sont au cœur des communautés, il faut imposer le respect de la loi. C’est un travail énorme. Ce n’est pas facile, mais nécessaire. Les imams, les membres de la famille sont importants. Il faut parler de non violence, de tolérance, mais également parler du problème de la fuite due au manque de perspectives économiques et sociales», propose -t-il.
Si l’instabilité politique, le manque d’une gouvernance fiable, la perte de confiance vis-à-vis de l’État, peuvent en effet expliquer la recrudescence du djihadisme salafiste dans le monde arabe, la question du manque de perspectives et l’instabilité économique pèsent dans la balance et semblent, selon les spécialistes influer directement sur le développement des mouvements extrémistes djihadistes. «Bien souvent, les propositions des djihadistes sont plus alléchantes que celles des gouvernements. Il faut s’atteler à renforcer la confiance entre les gouvernements et les différents acteurs de la communauté. Bâtir la confiance est crucial, c’est un travail à long terme pour comprendre le phénomène et lutter contre ce fléau», a conclu Peter Knoope.
Céline Masfrand