Le djihadiste et son complice

Par Khalil Zamiti  

Les forces de sécurité intérieure soutenues par l’Armée dans l’offensive engagée au Jebel Chaambi focalisent le regard sur deux pistes mises à profit par les jihadistes, les complicités locales et le milieu montagneux. Le second volet va de soi. Aucune guérilla n’opère à découvert sur terrain plat. Cordillère des Andes, Aurès, Tora-Bora ou, dans une moindre mesure, dorsale tunisienne, illustrent l’exigence topographique de la guerre atypique. La Tunisie, peu montagneuse, terre de plaines et de collines entremêlées, répétait, jadis, Habib Attia, le géographe, limite la surface utile à la guérilla non-urbaine. Mais l’investigation rate son exhaustivité au cas où elle délaisserait la seconde version de l’équation.

Les trente sept personnes arrêtées pour complicité ou les villageois utilisent peu le terme « irhabiines » pour désigner les poseurs de mines. Est-ce là un signifiant par trop savant eu égard à l’usage d’un lieu où domine le vocabulaire familier des paysans ? Ceux-ci recourent plus souvent au mot « thouars », bien davantage courant depuis longtemps. Passibles d’une comparution pénale pour trahison, les ravitailleurs des djihadistes cachés parlent d’insurgés. De cet usage inapproprié quelle est donc la raison dernière et l’ultime secret ?

 

Présence du passé dans le présent

Ces marginalisés des zones reculées, affirment n’avoir presque rien à craindre des salafistes armés en dépit de l’extrême proximité spatiale. Par l’aide matérielle acheminée vers les confins défavorisés Ansar Acharia cultivent leur proximité sociale avec les damnés de la terre peu nourricière.

L’assurance des villageois n’incite guère à l’emploi de la terminologie émise, à profusion, par les médias. Je n’ai rien à craindre de ceux-là, donc leur menace est là mais, pour moi, elle n’existe pas.

Toutefois, cette explication partielle passe tout près de l’essentiel. Car l’appellation inadéquate « thouars » pactise, complote et renoue avec l’immémoriale tradition où la montagne abrite le sanctuaire privilégié des pourchassés par l’autorité.

Dans ces conditions, l’opposition à l’étatique, de facture atavique, pointe vers l’actuelle complicité. Nous voici parvenus aux abords du non-dit et de l’inavoué. L’actualité plonge ses racines généalogiques dans un plus ou moins récent passé.

 

Pourquoi contre l’État

Lors de multiples enquêtes menées aux piémonts kairouanais ou kasserinais, mes interviewés jutifient leur droit d’accès à l’eau potable et aux périmètres irrigués par un lien de parenté avec les valeureux «thouars » des temps passés. Ces recherches appliquées au lieu dit «bine lejbel », dans la délégation de Sidi Ali Nasrallah et au djebel Chaambi exhument les fondations sociales d’un violent ressentiment.

Recueilli parmi ceux de trente deux chefs de familles, ce témoignage de Abderrahmane Bechrif Saadalli reprend la commune argumentation :

« les agents de l’État sont venus et nous ont évacués ici à Boulâba. La montagne et les terres où nous étions, ont été entourées de fil de fer barbelé. Notre situation est celle d’une souris qui a été enfermée dans une bouteille. Et quand on nous a encerclés nous sommes morts. C’est comme si on nous avait placés ici parce qu’on n’osait pas nous offrir en pâture aux bêtes du désert. C’est comme si nous ne comptions pas. Rien ne nous est parvenu, ni du développement dont on parle, ni de l’indépendance. Nous sommes oubliés, Plus personne n’a goût à la vie… Nous ne sommes pas des vauriens. Nous sommes des gens d’origine. Nous sommes des gouahria. C’est l’État qui nous a fait du tort. Il ne reste plus que le chômage. Nous sommes hors de la Tunisie ».

 

Marginalisation et infiltration

La marginalisation des hommes et des régions, favorise l’infiltration, acte premier de la déstabilisation. Une fois le feu allumé, l’État pyromane, étonné, soulève la question de savoir d’où peut bien venir la fumée. Nous avons programmé l’heure  de la terreur. Par un effet en retour, le spectre de la bombe épargne, pour une part, les négligés, à l’instant même où il taraude l’esprit, le cœur et le corps des privilégiés.

Carthage, la Marsa, Notre Dame, Ennasr ou El Manar dépriment ; Hay Ettahrir, Hay el Intilaka, Douar Hicher et Hay Ettadhamen où fleurissent les prémices djihadistes, regardent, surpris, avec un œil qui pleure et un œil qui rit. La structure de classe interfère avec la religion et la distribution spatiale de la menace.

Précarisés, les perpétuels mal-aimés ont à voir avec l’actuelle vulnérabilité du monde social tout entier.

 

Le “nous” en question

Pareille observation cligne vers plusieurs directions de pensée. Ainsi, le secrétaire général de l’UGTT, homme au-dessus de tout soupçon, sauf pour les théocrates, proclame ceci : « nous avons le devoir de nous dresser comme un seul homme contre les terroristes ». Mais « nous », c’est qui et où ? Pour le « nous » Ansar Eddine, l’histoire avance vers le Califat et recule vers l’État civil. Pour le « nous » démocrates, la progression recule vers le Califat et avance vers l’État civil. 

L’usage magique du « nous » donne à voir la partie pour le tout. Plusieurs « nous » s’épient et chacun d’entre eux réclame « l’union sacrée » contre l’ennemi juré. Hélas, telle est la rançon de la complexité. Elle n’arrange aucun tenant de la simplification. Outre la première orientation, une seconde sollicite, aussi, la réflexion. Aujourd’hui et après l’expression de l’indignation, les autorités améliorent le menu des combattants. Ce problème de l’armée a, lui aussi, partie liée avec le passé. Au temps où le commandant Bjaoui tombait dans les conditions que nous savons, Béchir Essid, vétéran d’Indochine et ami de mon cousin, le colonel Jalal Jehane, me disait : « A la caserne, le soldat vient me voir dans mon bureau pour me dire « mon colonel, ce qu’on nous donne à manger ne suffit pas, j’ai encore faim ». Comment veut-on qu’après, il aille risquer sa vie pour défendre le pays ? ». Aujourd’hui, traitées de « taghout », les forces affectées au ratissage du Chaambi reçoivent, mieux, à boire et à manger.

Cependant, la relation postulée entre les situations matérielles et les prises de position suggère sa relativisation. Car l’homme, producteur du « fidaï » préfère, parfois, une idée à sa vie, fut-elle agréable ou misérable. La démobilisation imputée au manque de reconnaissance et de rémunération sollicite, parmi d’autres questions, un surcroît d’investigation. Pour mieux cerner ces difficultés, au premier rang desquelles figure la complicité, l’armée serait bien inspirée d’engager deux ou trois sociologues de métier. La situation gravissime du pays suggère plusieurs manières d’accomplir le service militaire. La violence est là mais chacun, à sa façon, l’interprète et la voit. L’un pose la mine par « devoir divin » et l’autre saute sur l’engin par devoir citoyen. Sans réflexion approfondie et surplomb des clans partisans, la stigmatisation ne vient à bout de rien.

 

A quand la confrontation ?

Pendant le temps crucial où son adversaire excelle dans l’art de palabrer, Abou Iyadh, activiste chevronné, applique une tactique apte à dérouler un tapis rouge pour une stratégie concertée. Une fois l’armée bien épuisée par sa dispersion durable et orchestrée, il pourrait songer à déclencher son jihad généralisé. Au vu de cela, je le soupçonne d’avoir lu et peut-être même relu sept fois l’incontournable Guevara en matière de guérilla. Mais ici et maintenant à quelle occasion adviendrait l’éventuelle confrontation avec ou sans déclaration ? Pour la direction d’Ansar Acharia, le ministre de l’intérieur, créature du bon Dieu, n’est pas autorisé à délivrer ou à refuser une autorisation de réunion accordée par le créateur. De ce point d’achoppement ou de tout autre du même genre pourrait, à tout moment, fuser l’étincelle de la vaste conflagration. Une gifle outillée avait suffi à offrir le prétexte recherché par les tenants de la colonisation bien avant les amants de la réislamisation.

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