Le drame de la Sabbala dans le gouvernorat de Sidi Bouzid suite au terrible accident qui a entraîné la mort de 15 personnes dont 12 ouvrières agricoles, a suscité un grand émoi dans notre pays. Il a été à l’origine d’une grande tristesse et d’une grande colère de la part des Tunisiens sur les conditions de travail pénibles de ces populations marginalisées composées en grande partie de femmes.
Cette situation n’est pas méconnue des responsables publics et de l’ensemble des Tunisiens. Plusieurs rapports d’organisations de la société civile ont souligné depuis quelques années les conditions de travail rudes que connaissent les ouvrières agricoles. Parallèlement aux conditions de travail, il faut également mettre en avant la faiblesse des salaires qui ne respectent même pas les minimums légaux mis en place par les autorités. Par ailleurs, la grande majorité de ces ouvrières ne disposent pas de couverture sociale, ce qui les exclut de l’accès aux services de la santé et les laisse seules face à la maladie. Ce secteur souffre aussi des conditions désastreuses de transport qui n’obéissent à aucune norme de sécurité et qui sont à l’origine des accidents et des drames de la route comme ceux auxquels nous avons assisté ces derniers jours.
Cette catastrophe a de nouveau mis l’accent sur le drame des travailleurs agricoles et les conditions difficiles qu’ils vivent avec notamment la faiblesse de leurs revenus, l’absence d’une couverture sociale et les conditions désastreuses et défiant toutes les règles en matière de sécurité. Mais, en dépit de leur importance, le débat public a ignoré les fondements de cette situation et s’est limité ainsi à discuter leurs résultats. De notre point de vue, ces drames quotidiens de nos campagnes et la pauvreté, la marginalité et le désespoir qui y règnent sont le résultat de choix plus globaux et de la crise de notre modèle de développement agricole.
Rappelons qu’au moment de l’indépendance, l’Etat post-colonial a mis en place un programme ambitieux de modernisation des structures de l’Etat, de l’économie et de la société. Au niveau politique, cette modernisation avait pour objectif de sortir des structures politiques traditionnelles héritées de siècles de marginalisation et de colonisation à travers la construction du noyau de l’Etat moderne qui deviendra le lien de rencontre et d’adhésion de toutes les composantes sociales et permettra de dépasser toutes les appartenances infra-étatiques. La modernisation ne s’arrêtera pas au niveau politique mais s’attachera également au volet social avec les investissements dans les domaines de l’éducation et de la santé qui ont fait de ces droits des piliers du contrat social post-colonial. L’Etat a également mis en place des mécanismes modernes de solidarité qui ont permis de dépasser les solidarités traditionnelles et infra-étatiques. Ces politiques de modernisation sociale ont largement contribué à la légitimation de l’Etat moderne et à son émergence comme l’institution hégémonique de socialisation.
Le volet économique a été probablement celui qui a été le plus touché par le projet de modernisation qui comportera trois dimensions essentielles. La première est le rôle central de l’Etat dans la modernisation à travers les investissements publics et les entreprises étatiques. La seconde dimension est relative au rôle du marché interne qui deviendra la principale locomotive de la croissance économique et qui sera renforcé à partir des années 1970 par la place du secteur exportateur.
Mais, le pilier le plus important concerne le rôle que l’Etat va donner à l’industrie par rapport aux autres secteurs économiques, et particulièrement l’agriculture. L’industrie sera au centre du modèle de développement mis en place à partir des années 1960 et au cœur de la crise ouverte du secteur agricole qui est à l’origine de la paupérisation des différents acteurs dans le milieu rural et particulièrement des ouvriers agricoles.
L’hégémonie accordée au secteur industriel par rapport aux autres secteurs s’explique par trois raisons essentielles. La première est d’ordre culturel et idéologique et réside dans la conviction profonde de la pensée moderniste de l’époque que le monde rural et l’agriculture sont les porteurs de la pensée traditionnelle et conservatrice, et totalement opposée aux idées de progrès et de modernité. En même temps, cette pensée était persuadée que les villes et l’industrie sont porteuses de changement, de rupture avec le passé et d’ouverture sur le monde nouveau. Ces convictions ont influencé la pensée modernisatrice et ont contribué à la marginalisation du monde rural et de l’agriculture, et à l’hégémonie de la ville et de l’industrie dans le processus de développement.
La seconde raison qui est derrière cette marginalisation de l’agriculture est du domaine de la théorie économique où les différents courants de pensée ont souligné que l’évolution des dynamiques économiques passe du secteur primaire au secteur secondaire avant d’atteindre le secteur tertiaire. Cette dynamique économique est fortement liée à celle de la productivité dans l’histoire et à la baisse de celle du secteur agricole par rapport aux autres secteurs, qui est à l’origine la baisse de sa rentabilité et de sa marginalisation au sein de l’économie.
La troisième raison est liée aux politiques et aux stratégies de développement. Ces stratégies se sont fixé l’objectif de sortir de la dépendance et de cette insertion dans l’économie rentière héritée de la colonisation. La stratégie de rupture passait par la diversification de nos structures économiques et le développement du secteur industriel afin d’échapper à cette insertion rentière et la mise en place d’activités d’import-substitution pour produire localement les biens importés par le passé de la métropole coloniale.
Ces choix et ces politiques sont à l’origine de la marginalisation de l’agriculture et de ce développement inégal entre les villes et le monde rural. Le secteur agricole va alors subir des politiques systématiques de transfert du surplus agricole vers l’industrie et les villes à travers une baisse des investissements agricoles, le recul de toutes les formes de soutien à ce secteur et la politique des prix bas. Les producteurs et les acteurs économiques dans le secteur agricole vont s’adapter à ces grands choix du modèle de développement agricole en mettant en place une politique vigoureuse de réduction des coûts pour préserver un rendement acceptable. Ces politiques seront à l’origine de la baisse des revenus, de l’absence d’une couverture sociale et de conditions de transport désastreuses. Ces politiques sont à l’origine d’une exploitation féroce des ouvriers agricoles et d’une baisse de la sécurité alimentaire et de l’accentuation de notre dépendance vis-à-vis des marchés internationaux pour subvenir à nos besoins alimentaires.
Le drame de la Sabbala, parallèlement aux conditions de transport des ouvrières et de leur exploitation éhontée, pose un problème plus global relatif à la crise de notre modèle de développement agricole. Si la Révolution a posé la question de la rénovation de notre modèle de développement, la question agraire sera certainement une dimension essentielle de cette révision. Il est vital aujourd’hui de rompre avec la vision qui a dominé l’agriculture et le monde rural depuis les indépendances pour construire un nouveau modèle de développement agricole qui établit le lien entre la fin de la misère rurale et l’exploitation agricole, l’amélioration de la productivité agricole et notre sécurité alimentaire.
14