Le fléau de la contrebande : comment faire face à ce mal qui ronge l’économie ?

Devant une contrebande s’effectuant sur près de 1500 kilomètres de frontières entre la Tunisie et ses deux pays frontaliers (Algérie et Libye),  toute l’économie tunisienne est prise en étau. D’une part cette contrebande rend improductif tout investissement commercial ou industriel formel. Les entrepreneurs et investisseurs potentiels sont découragés face à cette inégalité dans les engagements fiscaux et sociaux  en vigueur. D’autre part, cette contrebande fait perdre à l’État près de deux milliards de dinars.  Aujourd’hui le commerce parallèle dépasserait  plus de 50% de l’économie nationale.

 

Décembre 2012, lors d’un séminaire sur le commerce parallèle à l’UTICA, surpassés et menacés par le commerce parallèle dans leurs existences, les chefs d’entreprises ont demandé à Hamadi Jébali à l’époque, chef du gouvernement, de réagir “maintenant et aujourd’hui”, face à ce fléau, car la situation est critique. Malheureusement, il était complètement insensible à ces revendications. Il a préféré esquiver. À cette époque, l’UTICA a présenté le résultat d’un projet de recherche conduit conjointement avec l’Institut péruvien pour la liberté et la démocratie (ILD) sur le commerce informel. Pour comprendre l’économie informelle et la mesurer, Hernando De Soto, le président de l’organisation péruvienne et expert de l’économie informelle a commencé par comprendre  l’économie formelle en Tunisie, afin de savoir qu’est ce qui pousse bon nombre d’opérateurs économiques à aller vers l’informel. Prenant l’exemple de Mohamed Bouazizi, qui n’a pas réussi à fonder son propre commerce, la raison pour laquelle il s’est immolé, M. Soto a révelé des données inconnues par certains. Pour que Mohamed Bouaziz arrive à fonder son petit commerce d’une façon formelle, il aurait été obligé de passer par une batterie de lois, par des formalités administratives quasiment infinies et compliquées. M. Soto, lors de la rencontre organisée par l’UTICA, a présenté ce processus par un dépliant, mesurant des dizaines de mètres, pour l’ouvrir, il a fallu parcourir tout le long de la salle qui était bien grande.

C’était triste et drôle en même temps. Suite à cette étude, M. Hernando Soto, a publié un livre intitulé « l’économie informelle, comment y remédier. Une opportunité pour la Tunisie ».  Il s’agit d’un projet UTICA-ILD visant à permettre aux informels d’accéder aux vertus de la formalité. Depuis ce jour-là, nous n’avons plus entendu parler, ni de cette étude, ni de mesures prises en conséquence. Plus d’un an après, lors d’un séminaire portant sur le même thème à l’UTICA, à savoir contrebande et commerce parallèle, celle-ci présente une deuxième étude sur la contrebande réalisée conjointement avec la Banque mondiale. L’étude est une investigation sur le commerce transfrontalier aux frontières terrestres tunisiennes.

 

Les frontières, passoire pour la contrebande

 Les pertes fiscales pour l’État seraient de 1,2 milliard de dinars dont 500 millions sous forme de droits de douane (l’équivalent de 25% des recettes douanières). Le rapport de la Banque mondiale sur le commerce transfrontalier aux frontières terrestres tunisiennes, estime que ce commerce  représente plus de la moitié du commerce officiel avec la Libye et est supérieur à celui avec l’Algérie. Le rapport définit la contrebande comme tout bien passant les postes frontaliers ou hors postes frontaliers sous fausse déclaration ou complètement à l’insu des autorités douanières. Le profil du contrebandier est celui d’un jeune, la trentaine, originaire de la région et ayant à sa charge une moyenne de cinq personnes. Selon les investigations du groupe en charge de ce rapport, 3.500 camions (38 tonnes)  et 600 véhicules particuliers passent les frontières tous les jours. Les grossistes tunisiens des régions frontalières importent les produits auprès des fournisseurs chinois, turcs ou libyens. Une fois les marchandises arrivent aux ports des pays frontaliers, c’est aux transporteurs-passeurs d’assurer le passage  de celles-ci vers la Tunisie. Ceux-ci sont payés entre 300 et 1000 dinars le passage selon le type de marchandise transportée. Les contrebandiers réalisent plus d’un milliard de chiffre d’affaires dont 20% de gain net.

Pour remédier à cet abandon de trafic et devant une perte de contrôle enregistrée notamment après la Révolution avec la fragilité des frontières, les douanes tunisiennes ont essayé de limiter les dégâts en obligeant les véhicules à payer une taxe forfaitaire de 50 dinars par véhicule d’une capacité inférieure ou égale à 25m3, quel que soit leur chargement. Le commerce de carburant  dépasse de loin, en matière de plus-value, les autres secteurs. Le commerce de carburant et de mazout occupe 60 % de la flotte de véhicules, soit près de 900 millions de dinars.  Des zones de transbordement, d’échanges et de ventes/ achats en gros de carburants se sont spontanément créées non loin des  frontières et à l’intérieur du pays.

 

Le gouvernement et la contrebande, chercher l’erreur

Après la Révolution, le commerce parallèle est le seul secteur qui n’a pas connu de crise, bien au contraire, il évolue et s’élargit sur nombreux secteurs, produits alimentaires, produits pharmaceutiques, produits cosmétiques et produits vestimentaires. Ce phénomène, simplement dénoncé, a explosé en mettant à nu l’affaiblissement et l’incapacité de l’administration tunisienne, notamment la douane. Celle-ci devient même complice puisque des marchandises passent sous les yeux des agents, sans même qu’ils bougent le doigt. Selon l’UTICA, on parle de manière sporadique de contrebandiers arrêtés par les services douaniers ou de sécurité, mais il n’y a aucune perception d’un traitement approprié et durable. Par ailleurs, la perception socio-économique du phénomène donne raison à ces contrebandiers et pose la problématique avec des interrogations différentes. Parmi ces interrogations : cette économie informelle est-elle celle des pauvres et gisement d’emplois pour les chômeurs ou bien économie mafieuse réalisant des chiffres d’affaires de dizaines de milliards de dinars? Est-elle source d’approvisionnement à bas prix pour les foyers modestes ou bien voie de sortie des produits subventionnés contribuant à l’augmentation des prix à la consommation ?

Il faut savoir que les produits de contrebande sont vendus beaucoup moins cher que les produits formels. Le litre d’huile de maïs est vendu à 1.200 millimes contre trois dinars pour le formel. Grace à ces prix avantageux et selon l’Organisation Mondiale pour la lutte contre les trafics illicites, (Waito), en Tunisie, 77,6% des Tunisiens achètent des produits du marché parallèle et 69,8% avouent continuer à se procurer, en toute conscience, des objets contrefaits sans se soucier des risques pour la santé ni pour l’économie nationale. Ce commerce est-il une alternative temporaire pour certaines régions, ou une des causes du retard de développement? Rappelons que l’inégalité régionale est une des causes du déclenchement de la Révolution. La pauvreté dans les régions a atteint des taux alarmants. Pour la deuxième fois et devant l’incapacité du gouvernement à réagir, l’UTICA a voulu s’engager dans une réflexion sérieuse sur cette activité jugée par Mme Wided Bouchammaoui, sa présidente, ravageuse et dévastatrice de tout processus de création de richesse et de valeurs. L’UTICA en collaboration avec la Banque mondiale donne des voies de sortie.

 

Que faire ?

Que faire alors quant aux écarts de prix,  aux problèmes de contrôle et aux conditions de vie des frontaliers. Pour combattre ce phénomène, l’UTICA a sa propre approche systémique et participative. Une approche qui allie des solutions économiques alternatives avec des solutions sécuritaires efficaces et qui prend en considération les réalités spécifiques des régions frontalières et de l’économie de nos voisins. Selon l’UTICA, il faudrait avoir une vue d’ensemble « Production, Distribution, Importation, Exportation» pour inclure le marché Libyen et le marché algérien dans notre stratégie productive. Il faut rappeler que notre pays est le seul parmi l’Algérie et la Libye qui souffre de la contrebande. Les trois pays n’ont pas les mêmes économies, la même fiscalité et les mêmes défis économiques. L’UTICA recommande le traitement  filière par filière, en partenariat avec les professionnels et avec mesure de l’impact économique et fiscal. Le dernier accord commercial préférentiel signé entre l’Algérie et la Tunisie contribuera certainement à lutter contre la contrebande, notamment si les conditions d’importation sont les même pour les deux parties.

En effet, en vertu de cet accord, il sera procédé à la définition de listes de produits des deux pays qui seront exonérés des taxes douanières et d’une liste comprenant des produits industrialisés algériens exonérés de taxes douanières à hauteur de 40% à leur entrée en Tunisie outre des exonérations des taxes douanières totales pour une liste de 10 à 15 produits agricoles et agro-alimentaires. La Banque mondiale quant à elle, propose dans son rapport, la réforme tarifaire et la libéralisation pour certains produits pour réduire l’écart de prix entre les produits de contrebande et ceux formels. Le rapport propose de réduire également l’écart régional qui existe entre les régions et de moderniser la logistique au niveau de la douane, principale moyen de contrôle de ce phénomène. L’organisation et le développement de la contrebande sont impossibles sans la pleine assistance des douaniers.          

Najeh Jaouadi

 

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