Le vendredi 13 juin, l’Institut Français de Tunisie (IFT) a accueilli une conférence intitulée « Le français, langue pivot et compétences stratégiques, la Tunisie au cœur des échanges ». Organisée par le Groupement professionnel des Interprètes et Traducteurs (TCIT, sigle en anglais ndlr), elle avait pour but de donner à ses participants et spectateurs des clés pour réfléchir, à la fois sur la place du français en Tunisie, que ce soit dans le secteur professionnel ou dans l’éducation, mais aussi sur le marché des métiers de la traduction dans le pays.
Fondé en janvier 2023 et rattaché à la Confédération des Entreprises Citoyennes de Tunisie (CONECT), le TCIT a pour but d’accompagner les interprètes et traducteurs tunisiens pour leur offrir des conseils, les orienter vers des opportunités et aussi de donner une meilleure visibilité sur leur rôle dans la société. Cette discussion a donc permis de faire le point sur les défis et opportunités que présentent la langue française en Tunisie, et dans les métiers de la traduction
Repenser l’apprentissage du français
L’histoire récente de la Tunisie est intimement liée à l’usage du français. A ce jour, elle est toujours la première langue étrangère apprise à l’école, et son usage peut être quotidien pour une partie non négligeable de Tunisiens. Cependant, si la Tunisie reste un des pays les plus francophones, avec 30% de ses habitants parlant le langage, l’apprentissage de ce dernier est compromis.
« On a observé une baisse du niveau de maîtrise des enseignements scolaires tunisiens sur la langue française », a indiqué en ce sens Fabrice Rousseau, directeur de l’IFT. Bien qu’un programme, financé par l’Union européenne et ayant pour but d’effectuer une mise à niveau pour les enseignants du premier et second cycle, soit en cours, le processus reste long.
Célestine Bianchetti, attachée de coopération pour le français à l’IFT
Au-delà de cette question, les méthodes d’apprentissage, et notamment celles destinées aux plus jeunes, ne semblent plus adaptées aux réalités actuelles. Une tendance que l’IFT et que son attachée à la coopération pour le français, Célestine Bianchetti, veulent inverser : « On rentre dans une langue quand on la pratique et quand on la vit, et aussi quand on la rêve. Et donc un de nos grands sujets, c’est de pouvoir mettre en place des projets qui, pour tous les âges, vont permettre d’explorer, de rêver, et finalement de se détacher de la question de l’apprentissage linguistique ». Pour ce faire, de nombreux programmes, basés sur le jeu, l’interactivité et l’imagination sont pensés. A l’instar d’un projet réunissant des lycéens venant d’Italie, de Grèce, d’ Albanie, de Turquie, du Liban, de Tunisie et d’Egypte, en leur demandant d’évoquer le patrimoine culturel en utilisant le français.
« On parle de plaisir d’apprendre, mais il y a aussi la nécessité économique et les ouvertures auxquelles on peut prétendre en sortie d’études », a–t-elle ajouté. En effet, au niveau universitaire cette fois-ci, l’apprentissage du français semble déconnecté des réalités économiques. Présents dans de nombreuses formations techniques et scientifiques, les cours de langue ont fait l’objet de critiques de la part d’entreprises et d’agences, indiquant que les étudiants ayant suivi ces leçons n’avaient pas reçu une formation en adéquation avec leurs projets professionnels. Ainsi, la langue française gagnerait à être apprise autrement, et à s’adapter aux inspirations des jeunes Tunisiens.
Le marché de la traduction et de l’interprétation en Tunisie : entre opportunités et défis
Parlé par plus de 300 millions de personnes à travers le monde, deuxième langue étrangère apprise après l’anglais dans le globe, et langue de travail de nombreuses organisations internationales, le français et sa maîtrise représente un intérêt stratégique indéniable, d’autant plus au sein des régions africains et méditerranéennes auxquelles la Tunisie se trouve au carrefour.
Fabrice Rousseau, directeur de l’IFT
« Le français est une langue en croissance dans les métiers de langue. En Tunisie, le marché est dynamique, avec une demande abondante », a affirmé Ahlem Hachicha, présidente du TCIT. Une demande croissante, oui, mais une offre insuffisante : la Tunisie ne compte pas accès de traducteurs et d’interprètes francophones. Un problème de niveau ? de maîtrise ? de compétences ? Selon Fabrice Rousseau, il s’agit bien plus d’un problème de mobilité : « Nous avons, tous les ans, et ça pourrait même être croissant s’il n’y avait pas des limitations économiques et budgétaires à cette mobilité, une mobilité tunisienne sortant de la France, de 5 000 étudiants tunisiens par an qui vont en France », a-t-il précisé avant d’effectuer un constat amère : « Il y a d’excellents francophones en Tunisie, et ils ont tendance à partir. »
Une situation paradoxale et problématique pour le TCIT. En ce sens, Ahlem Hachicha a tenu à rappeler les problèmes liés au marché des métiers de langue en Tunisie : « Il est sous-structuré : nous avons besoin de mieux anticiper les besoins du marché, des entreprises, et des institutions. Donc, nous devons adapter nos stratégies de formation, d’encadrement et de visibilité. »
Pourtant, d’après elle, les Tunisiens ont une manière de se démarquer grandement sur ce marché, via le multilinguisme, qui est une réalité pour une grande partie des jeunes du pays : « Aujourd’hui, l’une des compétences reconnues des professionnels tunisiens, que ce soit des interprètes ou des traducteurs, c’est cette facilité à naviguer entre les langues, c’est la facilité aussi d’apprendre des registres sonores différents, ce qui nous permet d’avoir pratiquement pas d’accent ». Ainsi, cette compétence pourrait être renforcée, et le français doit être pensé dans ce cadre, en interaction avec d’autres langues, qu’elles soient également latines ou non. En ce sens, elle est une langue pivot, qui peut permettre d’effectuer des ponts, avec l’italien ou l’espagnol par exemple.
Enfin, le travail des interprètes et traducteurs est relativement méconnu au sein de la société tunisienne. Sensibiliser sur les manières de les mobiliser pourrait être un moyen de créer des opportunités sur le marché intérieur tunisien. « L’intérêt du travail des interprètes ne s’arrête pas au travail en cabine durant les conférences. Il faut comprendre que toutes les entreprises, toutes les organisations sont amenées à produire des contenus écrits ou oraux. Notre rôle à nous est de faire comprendre cela », a alors conclu Ahlem Hachicha.