Le froid et le feu de bois

Par leur mise en relation au niveau de la réflexion, la cheminée des villes et le brasier des champs suggèrent une problématisation.

Car, en fonction des positions sociales, une même pratique, l’emploi du feu de bois, change de signification.

Parmi les classes aisées des quartiers huppés, la cheminée, gadget à origine occidentale, ajoute un agrément, un supplément d’âme au chauffage central. Plutôt signe d’aisance et de visible distinction, elle égaille les regards amusés sans vraiment avoir à réchauffer les pieds gelés.

A la campagne, le brasier combat le froid glacial de la rigueur hivernale.

Mais outre cette modification associée à l’espace urbanisé ou ruralisé,, la signification a aussi partie liée avec la temporalité. L’usage du gaz, du pétrole et de l’énergie électrique finit par inscrire le recours au bois dans la rubrique des pratiques anachroniques.

Mais ce procès historique entraine moins vite le rythme campagnard et surtout montagnard. Ce 29 décembre, la vague de froid polaire polarise l’attention sur les maigres moyens de lutte mis en œuvre par les franges peu outillées de la population marginalisée.

Dans les zones forestières du nord-ouest, les signaux contradictoires opposent l’avantage personnel à l’intérêt général. Les gardes veillent à endiguer les dégâts de la déforestation, mais les groupes de parenté recourent au feu de bois pour atténuer l’insoutenable morsure du froid. Pourtant la solution est là n’étaient les torts partagés par l’individu et l’Etat.

Tout au long des deux siècles derniers, le couvert forestier régresse de 3.300.000 à 841.000 hectares. Les prompts à juger le vandalisme supputé accusent les montagnards d’avoir brouté la forêt à l’instant même où la progression de l’urbanisation accélère la régression de la végétation.

Les prédateurs, malgré eux obéissent à une loi, celle de la survie par le surpâturage, la défriche et le charbon de bois.

L’éleveur perçoit l’arbrisseau à travers les yeux de son troupeau. Or, pour l’animal, tout feuillage donne à voir un vert pâturage. La prétendue « mentalité ravageuse » des hilaliens n’exista jamais.

L’élevage nomade était au principe du préjugé selon quoi « idha ouribat khouribat ». Aujourd’hui lorsque la chèvre grignote l’acacia ou l’olivier à peine plantés pour traiter les pentes érodées, elle aide le pasteur désœuvré à renouveler sa perpétuelle réaffectation aux chantiers de reforestation. Là-haut sur la montagne, le mal et le bien marchent main dans la main. Par ce tableau à double entrée, la protection et la dégradation forment un couple d’opposition où rugissent deux logiques antagoniques.

Le rejet du code forestier

Les paysans-montagnards dénoncent une usurpation historique face à l’inclusion de l’espace forestier au domaine public. Le decret du 4 avril 1890 et celui du 18 juin 1918 substituent à l’ancienne appropriation communautaire des lanières forestières, leur confiscation par l’État. Ce transfert légalisé origine la destruction clandestine du couvert forestier. Maintenant lorsque les antiques bénéficiaires de l’exploitation directe outrepassent la règle protectrice du patrimoine arboré, les gardes ne délibèrent plus, ils sanctionnent le surpris en flagrant délit.

Les parcs protégés, tel celui du Chaambi poussent à son extrême limite le risque de cette optique. En effet, que faire d’un milieu vide et d’une population vidée ? Les djihadistes armés comblent cette vacuité provoquée sur les hauteurs du Kef, de Jendouba et d’ailleurs. Séparer l’homme et le milieu, au plan pratique, donne à voir l’expression d’une bévue théorique. Ce vice de forme symbolique introduit son effet délétère au cœur du vocabulaire. Nous ne sommes pas environnés par l’ainsi nommé « environnement », nous faisons partie de lui et il fait partie de nous. Terme édulcoré s’il en est l’environnement n’existe pas. En dépit de la métaphore spaciale, il n’y a ni centre ni périphérie. Voilà pourquoi la thèse erronée fonde la destruction clandestine de l’arbre et sa piètre gestion par l’Etat. Car la taille et l’exploitation rationnelle de la sylve fourniraient un volume de bois supérieur aux besoins des populations attaquées par le froid. Lors de plusieurs et longues enquêtes menées aux abords de la frontière algérienne, les carences attestées par les forestiers en matière d’entretien régulier atteignent un tel palier que les pistes frayées pour atteindre l’incendie redoutable en deviennent impraticables.

L’ancienne présence humaine érigeait le premier front de lutte immédiate contre la géhenne soudaine.

D’une part, opère ce manque d’Atat et de l’autre, prospère l’impair de l’intérêt personnel. Le profit individuel incite à l’organisation de la destruction.

Parmi d’autres interviewés, Hédi Barrabeh El May et Rabeh Ben Mezlini lèvent le voile sur les raisons de la pratique machiavélique : « Les gens cassent la forêt par nécessité. Sur les chantiers ouverts par l’État pour lutter contre l’érosion, certains parmi les embauchés enterrent les racines des jeunes plants sans leur ôter la gaine de plastique afin qu’ils dépérissent aussitôt. Si le petit arbre ne mourait, il n’y aurait plus de travail pour les pauvres.

Et celui qui vole toujours l’emporte sur celui qui surveille ». Ce moins d’État, hypertrophié après le 14 janvier, fut mis à contribution par les soi-disant « ligues protectrices de la Révolution ».

Les dessous du froid

Dans ces conditions de la transition bloquée où régresse l’emprise administrative et politique des services publics, les ruses inventées par les tenants de l’intérêt particulier pour éluder le profit général fréquentent les biais les plus variés. Sur les hauts d’Aïn Drahem, la fraction tribale des Ouleds Msallam occupe les lieux dits Tegma et Rouji. Un chef de famille me dit : « Pour la moindre branche coupée le garde verbalise. A force d’être défendu, l’arbre lui aussi est devenu l’ennemi.

Comme le bois mort seul est permis, le fils de la montagne découpe un anneau de l’écorce à la base du tronc. L’arbre meurt et devient permis. Mais chacun tue l’arbre voisin du gourbi éloigné pour ne pas se voir soupçonné. Il fait si froid, nous ne pouvons passer la nuit sans chauffer.

Il y a une guerre de tous les instants entre le garde et nous. Il s’agit de l’éviter. Nous le surveillons. Il prend une direction, nous allons dans le sens opposé pour casser le bois mort ou vivant ». Dans les Mogods m’attend l’aveu d’une autre astuce confiée sur un ton complice. A ma façon d’être avec eux, ces gars savent que je ne juge pas.

La neutralité fait partie de la boite à outils. A l’apparition du garde redouté, le casseur clandestin fourre, sous la chemise, l’instrument du larcin.

Aiguisé puis fixé au manche écourté un fragment métallique ou un fer à cheval reconverti excellent dans l’art de la coupe improvisée. Cette miniaturisation de la « hâche » minimalise le coût de sa confiscation prévue par la sanction à l’instant même où elle perfectionne la dissimulation. L’outil subvertit sa rationalité instrumentale et signifie l’ensemble de la subculture forestière où la clandestinité conditionne la survie journalière. L’engin rabougri où le garde voit un fléau, récapitule, par sa configuration insolite, le tout des rapports sociaux et cela sans même dire un mot.

Les gardes, eux aussi  interviewés m’affirment quelques spécimens de ces objets confisqués et lorsque je les regarde encore maintenant l’émotion me prend. La sous-exploitation de la forêt pointe le doigt vers l’absence d’État. Mais le malaise des montagards selon eux « privés de leur bois » impute le froid au trop d’État. Le passage des anciennes formes d’exploitation directe vers l’économie de marché généralisée demeure inachevé.

La part du hasard

Voici trois décennies, l’économiste algérien Abdellatif Benachnou désignait pareille situation par l’expression « transition bloquée ». Ce concept aide à théoriser les dessous du froid. Comment aborder les problèmes aujourd’hui posés par la transition bloquée au plan économique ? Depuis les résultats des élections législatives et présidentielle maints émetteurs d’opinions ne cessent de reproduire leur appréhension quant à l’éventuelle monopolisation de l’autorité par le retour à l’hégémonisme du bourguibisme. Toutefois, le système d’État n’est jamais assez fort au cas où le pouvoir politique sert la puissance populaire d’où il émane de multiples manières.

Rêve utopique du romantisme réactionnaire la « société sans Etat » mène à l’arbitraire de l’état sauvage et ouvre la voie au règne de l’esclavage.

Sous le couvert de la « réislamisation » salafiste, les bataillons de l’inquisition essayèrent de passer en contrebande avec la bénédiction d’un pseudo-Etat installé au pavillon des abonnés absents.

Maintenant, selon un ancien conseiller de Marzouki, la majorité au gouvernement réinventera la bipolarisation. Mais celle-ci sévit à l’échelle de la société globale avant d’envahir la sphère gouvernementale.

L’otage de la vision torve et dogmatique du marxisme-léninisme retient les déterminismes sociaux, mais inscrit par pertes et profits toute liberté humaine. Avant même le passage de la caravane, les chiens de garde aboient au fond des bois sous le chapeau d’anciens combats.  A propos de ce risque dictatorial Salsabile Klibi, la juriste, élucida, par deux fois, ce dédale conceptuel de façon brève et magistrale. A la différence des oiseaux de mauvais augure, voici donc sa manière de restituer la part de l’individualité à travers l’histoire : « la personnalité du prochain président de la République sera déterminante. De sa capacité à assurer ou non la continuité de l’État, dépendra la réussite ou non du prochain exercice politique ». Par cette formulation dépourvue de certitude vulgaire, l’analyste laisse l’avenir ouvert. L’art de l’écriture véridique ajoute son apport à la rigueur du métier juridique. Le droit exerça un effet de séduction sur Durkheim, Gurvitch et tous les épris de sociologie.

Car, le droit prescrit les codifications auxquelles doit correspondre le monde social tel qu’il devrait être. Par ce biais du surplomb, il pointe le doigt régulateur vers la réalité sociale telle qu’elle est. Outre ce rapport dialectique où jouent les atouts assurés par le nouveau départ, le hasard aussi revendique son droit de regard. Et en dépit du froid, la pluie vient de joindre son avis rédigé sur tous les terroirs de Tunisie. En dernier recours l’agriculture demeure au principe de la civilisation et de la culture.

Khalil Zamiti

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