L’introduction des novations sociales suscite, le plus souvent, deux genres de réactions. Les réformateurs optent pour l’adoption et les conservateurs commencent par opposer un certain rejet. Ainsi, l’institution du juge d’enfants indisposa les rétifs au CSP, l’égalité homme/femme et à maints aspects de la modernité. La mini-jupe irrite les hypocrites, mais sans le miracle des belles jambes, je préfère la mort subite. Au temps où paraissait l’information afférente au juge d’enfants, un conducteur de taxi me disait : «Est-ce le juge qui nourrit, habille, soigne, éduque et prend à sa charge les frais de la scolarité ? Au cas où il oserait porter plainte contre son père, le fils n’est plus un fils». Bien avant ce témoignage recueilli parmi de multiples repérages, une autre observation étonnait mon jeune âge. Vers ma dixième année, l’une de mes parentes rapprochées tenait ce propos jamais oublié tant il m’intriguait : «ya hasra ala kizmène ! Ma mère m’a giflée quand j’étais un enfant». Elle s’enorgueillissait d’avoir été ainsi corrigée par sa mère. Maintenant frapper l’enfant peut tomber sous le coup d’une interdiction, même si les violences physiques atteignent de fortes proportions. Et au vu de certaines dérives, les Suédois songeraient à remettre en question l’éducation permissive.
Chez «l’enfant roi» un laisser-faire systématique favoriserait l’irruption d’un profil tyrannique et plongerait les parents dans le désarroi. Mais pourquoi le châtiment corporel soulève-t-il ça et là un débat ?
La notion de personne
La réponse à l’interrogation transite par l’exploration d’une ample transformation. Certes chez les latins et à l’ère de Brutus, la notion de personne commence avec le moment où finit le droit du père de tuer son fils.
Acquisition récente et plus ou moins absente là où l’homme torture l’homme, la notion de personne autonome surgit à des moments définis de la trajectoire suivie par tel ou tel pays. Aïd el idha commémore une épiphanie. N’était l’apparition miraculeuse du mouton, le père aurait alors égorgé le fils.
L’enfant et le mouton, même condition. Mais la relation établie par tout homme avec le Christ fonde la représentation de la personne irréductible à toute autre catégorisation : «Vous n’êtes vis-à-vis de l’un, ni juifs, ni Grecs, ni esclaves, ni hommes libres, ni mâle, ni femme, tous vous êtes un dans le Christ Jésus». Mahomet, le messager, reprendra la même idée. Mais ces vœux pieux aux allures apparentées à une vision du monde social où la notion de personne occupe une position centrale attendront l’apparition du système capitaliste pour aboutir à leur mise en forme sur terre de manière pleine et entière.
«L’individu nu»
Désormais «l’individu nu», mot crucial de Marx, donne à voir la personne autonome et libre de choisir le travail salarié ou «l’armée de réserve» des chômeurs. Il n’y a plus aucun recours autre, une fois «le travailleur séparé de ses moyens de production et de tout rapport social lui permettant de subsister.»
Pareille entité politique, éthique et juridique relevait de l’impensé avant l’immense transformation.
En Tunisie, celle-là dissocie trois modalités antérieures, le khamessa, la tribu et la paysannerie parcellaire. Mais ce processus n’est guère poussé jusqu’à son terme et des franges élargies de la population agro-villageoise perpétuent les dispositions subjectives de l’ancienne société. Dans les années soixante, une entreprise étatique, l’Office national de la pêche, entre en concurrence avec le secteur coutumier. C’est l’instant où le ver du capital pénètre dans le fruit ancestral. L’Office recrute sur ses chalutiers trois salariés jusque-là intégrés dans une communauté de pêcheurs. Espèce de village marin, la Ksiba de Bizerte assiste, alors, à l’émergence de «l’individu nu» aux dépens du système communautaire où l’agent social fusionnait avec le groupe de parenté, de métier et de localité. Avec les autres patriarches, Hama Chatouane et Hamma Nâmane, les plus âgés, ils déploraient la rupture de la temporalité sacralisée : «Celui qui reçoit un salaire ne partage plus avec ses parents et ses frères. Avant, nous pêchions ensemble et nous mangeions ensemble dans le patio de la maison commune. Maintenant celui qui va travailler à l’Office commence par fermer sa porte, consomme avec sa femme et ses enfants, sans tenir compte des autres qui sont pourtant là. Ensuite il cherche à partir louer, seul, ailleurs. Il n’y a plus ni affection, ni solidarité, ni respect. Avant, tous les Ksibiens étaient parents, sauf une Russe et quelques Italiens exilés que nous avions hébergés. L’État a brisé notre lieu de vente et l’Office nous oblige à ne vendre qu’à lui, à faible prix. Il n’y a plus ni bonté, ni pudeur. De mon temps, les grands de la famille savaient qui devait se marier avec qui. Même voir la photographie de la future épouse avant le mariage n’était pas bien». Outre ce droit de regard communautaire sur les épousailles, le fils de pêcheur devenait, le plus souvent, pêcheur avant la généralisation de l’enseignement, pièce maîtresse de la transformation. Produit et défini par son groupe d’appartenance, l’agent social chevauche le capital pour galoper vers le nouveau monde social. Désormais libre de ses choix professionnels, politiques, religieux ou matrimoniaux, la personne ira vers l’anonymat. Mais il s’agit là d’une orientation tendancielle où les tenants de la réislamisation à coups de bâton perçoivent une optique satanique.
Les patrons de la réaction
Dans ces conditions, l’émergence de la personne libre, indépendante et autonome bute en Tunisie sur deux limites, l’une conjoncturelle et l’autre universelle. En effet, ce télescopage provoqué entre islamistes et progressistes, entre Ghannouchi et Hammami, entre le conservateur et le baroudeur, illustre les aléas d’un combat sociétal. Mais tout cela n’est qu’un jeu d’enfants eu égard à l’humaine condition. Nous ne sommes indépendants, ni de l’espace ni du temps. Qui choisit la chance ou la malchance liées au lieu et à l’époque de sa naissance ? Rêve d’omnipotence, la croyance à l’indépendance personnelle, groupale ou nationale, agite un leurre compensatoire d’une situation dérisoire par définition.
Bien du pain sur la planche attend la génération écartelée entre les signaux contradictoires de la bipolarisation, à l’heure où la drôle de réislamisation peaufine un juge d’enfants conforme aux critères du père ancienne manière. Dieu conditionne le salut éternel à l’obéissance aux parents et glisse le paradis sous les talons des mamans. Plongé dans pareille doxa, où le guident les catégories de pensée religieuses, quel juge d’enfants oserait prendre partie contre le père sans crainte et tremblement ?
Voilà pourquoi les partisans de l’émancipation campent Abou Iyadh et son frère ennemi, l’éminence grise du pays, parmi les grands patrons de la réaction.
Par Khalil Zamiti