Le Maghreb, nouvelle victime de l’amateurisme gouvernemental

Jamais cinq libertés n’ont autant été source de polémiques et objet de contestation.  La décision supposée,  d’instaurer  unilatéralement» la liberté de circulation, de résidence, de travail, d’investissement et de vote aux élections municipales pour les citoyens maghrébins a provoqué un bouleversement dans la maison «Tunisie».  Il y a une semaine, l’Union du Maghreb Arabe (UMA) a fait son entrée effective et visible dans le tourbillon politico-médiaque tunisien…Non sans laisser des plumes.  Eclairage

 

Liberté de circulation, à travers l’annulation des visas et l’entrée au territoire tunisien sur une simple présentation d’une carte d’identité, droit à la propriété, droit au travail, droit à l’investissement et droit de vote…Tels sont les cinq mesures initialement prévues d’une manière unilatérale pour le 1er juillet afin de relancer l’Union du Maghreb Arabe (UMA). C’était sans compter sur les multiples tergiversations du gouvernement et les violentes réactions de nombreux Tunisiens.

 

Enième cacophonie au sommet de l’Etat

Fallait-il s’étonner ? Voilà des mois que le président de la République partageait avec les Tunisiens son doux rêve maghrébin. Des années même… Il ne s’en est jamais caché. Interviewé par «Réalités» pendant la campagne électorale, le candidat Moncef Marzouki qui avait organisé à Kairouan le congrès de son parti—le Congrès Pour la République (CPR) —nous avait confié que «d’ici quelques années, nous espérons organiser avec la Libye, peut-être l’Egypte, une sorte de confédération des Etats arabes libres». Avant de poursuivre : «Dans ce projet idéal, Tunis serait, à l’instar de Bruxelles ou Strasbourg, une des capitales fédérales. Kairouan pourrait devenir la capitale de la République tunisienne intégrée dans cette fédération arabe». Seulement voilà, au terme d’un débat acharné portant sur les fameuses «cinq libertés», le ministre des Affaires étrangères, Rafik Abdessalem, de retour d’une tournée asiatique qui l’a mené au Japon,  vient de mettre un point d’arrêt au doux rêve du président Marzouki.  «Il n’y a pas de mesures exceptionnelles dans nos relations avec nos partenaires maghrébins», a-t-il déclaré lors d’une conférence sur la chaine qatarie al-Jazeera Mubasher, démentant l’ouverture des frontières, avec la substitution de la carte d’identité nationale au passeport pour les ressortissants maghrébins, à  l’entrée du  territoire tunisien. «Si  mesures exceptionnelles il y a, elles seront annoncées lors du prochain sommet maghrébin prévu en octobre prochain à Tunis», a-t-il ajouté. Ce faisant, le ministre des Affaires étrangères non seulement inflige un camouflet à la deuxième tête de l’exécutif mais  il désavoue également  Abdallah Triki,  son Secrétaire d’Etat chargé des Affaires africaines et arabes. La valse gouvernementale  déconcerte au passage les partenaires maghrébins. Retour en arrière… Alors que la Tunisie politique et médiatique s’étripe sur l’affaire Baghdadi Mahmoudi, une nouvelle qui circule d’abord via les réseaux sociaux interpelle les médias : la Tunisie s’apprête à accorder dès le 1er juillet les «cinq libertés» aux ressortissants maghrébins parmi lesquelles figure la fameuse liberté d’«entrer en Tunisie sur simple présentation de  la carte d’identité». L’affaire prend rapidement une dimension polémique contraignant le Secrétaire d’Etat, chargé des Affaires arabes et africaines à monter au créneau, enchainant les interviews une semaine durant. Et les arguments sont multiples…La Tunisie ne fait qu’appliquer un traité des années 60, ces mesures permettront de dynamiser le processus maghrébin ou encore les travailleurs tunisiens n’ont pas à s’inquiéter : «seulement 1000 emplois seraient accordés aux non Tunisiens la première année». Abdallah Triki n’est pas le seul. Le Nahdhaoui, Houcine Jaziri, Secrétaire d’Etat au ministère chargé de l’immigration et des Tunisiens à l’étranger, affirme en substance la même chose. Silence du côté de la Kasbah, Hamadi Jebali ne parvenant pas à se dépêtrer  du bourbier «Baghdadi Mahmoudi». Silence du côté de Tokyo où se trouve le ministre des Affaires étrangères Rafik Abdessalem en visite officielle. Silence du côté de Carthage, préoccupée par une question de conflit de pouvoirs avec le Chef du gouvernement. De toutes les façons, les opinions de Marzouki sont connues et archi connues. Le 21 juin dernier, il déclarait : «J’ai une bonne et mauvaise nouvelle : la mauvaise est que la Tunisie n’a aucun avenir en Tunisie. La bonne nouvelle est que la Tunisie est en train de bâtir un espace maghrébin pour s’épanouir» avant concrètement de faire référence  aux «cinq libertés» nécessaires pour redynamiser l’Union du Maghreb Arabe (UMA).

 

L’imbroglio juridique et l’absence de réciprocité

«L’intention est louable, note le professeur Slim Laghmani, spécialiste en droit constitutionnel et international.

 Toutefois, cette décision pose deux types de problèmes : un problème juridique et un problème d’opportunité. Elle permet notamment la reconnaissance au profit des ressortissants de l’UMA du droit d’être électeurs dans la limite des élections municipales. Là réside le problème juridique car le droit de vote est un attribut de la citoyenneté et de ce fait est une question constitutionnelle. Il aurait mieux valu inscrire d’abord cette question dans la future constitution et ensuite la mettre en œuvre. Par exemple, dans le cadre de l’Union européenne, le traité de Maastricht qui a institué cette liberté n’a été ratifiée qu’après les révisions de la constitution. Le deuxième problème est un problème d’opportunité : la renonciation à la réciprocité va donner lieu à des résultats surprenants. Le citoyen algérien pour sortir de son pays devra soumettre son passeport et ne le présentera pas aux autorités tunisiennes». Les remarques du professeur Laghmani sont antérieures au revirement gouvernemental. Toutefois, à la déclaration de Rafik Abdessalem, un autre évènement a suscité l’attention des médias. Le jour théorique (à savoir le 1er juillet) de l’application de ces mesures, le quotidien indépendant Al Khabar, aux sources diplomatiques et militaires généralement fiables, publie un article sur la position algérienne, une position qui illustre la question de réciprocité susmentionnée. «Les autorités algériennes refusent la décision du gouvernement tunisien», est-il expliqué dans l’article qui souligne selon «une source digne de foi au sein du ministère algérien des Affaires étrangères» l’absence totale de concertation. «La décision gouvernementale tunisienne est une décision anticipée unilatérale. Les autorités algériennes ne sont pas concernées, n’ont pas été concertées au préalable et n’y ont pas participé, bien qu’il s’agisse de la circulation de ses ressortissants à partir de et vers la Tunisie. Et compte tenu de la situation sécuritaire, nous ne pouvons pas nous engager à la réciprocité», est-il écrit.

Inconstitutionnalité, absence de réciprocité…et précipitation sont les trois arguments infaillibles avancés par tous les experts. Il suffit pour cela de voir l’exemple européen. Si l’Europe a organisé la liberté de circulation du charbon et l’acier avec le traité CECA dès les années 50, elle a attendu la fin des années 80 pour prévoir la convention de Schengen. Entre ces deux dates, 35 ans sont passés…et à chaque fois les gouvernants sont revenus vers leur population, via leurs élus (ndlr : le parlement) ou à travers les urnes (ndlr : le référendum) pour les consulter.  D’ailleurs, et a contrario, de nombreux experts expliquent, en grande partie,  les problèmes actuels de l’Union européenne par la «précipitation» dont elle a fait preuve au lendemain de la chute du mur de Berlin qui l’a menée à cet élargissement non préparé vers l’est.

 

L’émergence  d’un racisme primaire

De tout temps, les arguments à l’intégration maghrébine sont solides. Les hommes d’affaires, notamment, ont souvent avancé  les fameux 2 points du PIB (près de 40.000 emplois créés) équivalents au coût du non-Maghreb.

Bizarrement, même ces chiffres  ne tiennent pas la route en ce moment, notamment du fait du timing. L’accès à la propriété ? «L’unique conséquence serait la flambée du marché immobilier», entend-on ici et là. Le droit au travail ? «Ceci est très mauvais car cette décision va niveler vers le bas les conditions des travailleurs et des petites gens, nous confie un syndicaliste. Nous n’avons jamais été contre l’UMA. Mais cela doit se faire de manière progressive». Et pour asséner le dernier coup, l’argument sécuritaire est avancé en dernier ressort. A l’heure où notre armée décréte le désert tunisien «comme zone militaire fermée», comment peut-on envisager l’ouverture de nos frontières, s’interrogent les Tunisiens ? Et la réaction algérienne vient en écho à leurs craintes. Notre voisin fonde la décision de non réciprocité par «la situation sécuritaire qui prévaut actuellement au Maghreb». «Une question se pose aujourd’hui, s’insurge le politologue Mohamed-Cherif Ferjani. Nous sommes dans une situation où tous ces pays (ndlr : les pays de l’UMA) sont en phase de crise de leur intégration. Pour des raisons différentes mais toutes liées à la nature des systèmes politiques qui ont dirigé ces pays depuis l’indépendance, ils  passent par une phase de crise importante. On ne sait pas ce qui va advenir à la Libye ou de la Mauritanie ? La Tunisie sort aussi d’un système autoritaire. Il existe un problème d’intégration des régions ou encore un problème du retour du tribalisme. Au lieu de résoudre les problèmes à l’échelle de chacun des pays, on fait une fuite en avant et on veut intégrer un espace plus large d’espaces qui ne sont eux-mêmes non intégrés. C’est une fuite en avant !»  Et ce dernier d’ajouter comme pour préciser : «Personnellement, je ne suis pas contre l’unité du Maghreb. Bien au contraire. Une diversité maitrisée, gérée démocratiquement, sur la base du respect des droits humains est un enrichissement. Un étranger qui vit régulièrement en Tunisie, et paye ses impôts a le droit de voter. Je ne veux pas d’amalgames mais là on anticipe. On prévoit des mesures à des gens qui ne sont pas encore là. Rien n’est fait pour les ressortissants qui sont là depuis des décennies, et qui ont des difficultés à avoir la nationalité tunisienne, ou encore ont des problèmes en matière d’héritage. Voilà ce que c’est que la gestion de la diversité mais la réalité est que nous ne sommes pas prêts à le faire». Aux arguments rationnels, la question des cinq libertés a aussi démontré que le peuple tunisien était capable de xénophobie. «Un Mauritanien qui voterait en Tunisie et puis quoi encore» ou encore «menace sur notre tunisianité»…Depuis une semaine, une rhétorique nationaliste et populiste a inondé le Net qui rappelle celle des partis d’extrême droite européens, partis dont ont été victimes beaucoup de nos compatriotes. Une manifestation sous le slogan «No Pasaran, les frontières tunisiennes», était même prévue pour le 8 juillet devant la Constituante. Devant ce déferlement de propos racistes, certaines personnalités ont préféré adopter une position nuancée : «Je me sens Maghrébine et je ne supporte pas les propos racistes qui déferlent les pages à la suite de l’annonce de l’ouverture des frontières au-delà du débat des divergences des points de vue, on est dans une logique du front national quand il diffuse des slogans des images hostiles à toute ouverture sans laisser place à un débat serein. Personnellement je suis pour le droit des Maghrébins là où ils sont à la propriété, à la libre circulation, au vote aux municipales s’ils sont résidents depuis une période qui sera la même pour tous les pays», a déclaré la militante des Droits de l’Homme Bochra Bel Hadj Hamida sur son mur facebook. «La réaction des Tunisiens se comprend. La crise n’est pas seulement économique. Elle est également identitaire. Il a manqué à cette décision de la pédagogie. Il aurait fallu préparer les gens par une campagne médiatique et un débat ouvert avec les partis et des représentants de la société civile», estime de son côté Slim Laghmani.

Azza Turki

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