Que notre société soit en crise, je suis loin d’en disconvenir, j’en fais le sujet de mes chroniques. Mais cette crise est-elle morale ? L’intérêt primordial de cette question est de distinguer fermement entre valeur sociale et système implicite d’interprétation de son contenu. Un système qui marque terriblement les Tunisiens. Rongé par le misérabilisme, le ressentiment et la haine, le Tunisien paraît n’avoir d’oreille que pour une secte avilissante qui, sur à peu près tous les sujets, veut lui faire prendre le bonheur des uns pour le malheur des autres en déversant les tombereaux de brocards, d’outrages et de sottises sur tous ceux qui fêtent la joie. Ce n’est pas nouveau, mais cela surprend chaque fois. Il faut revenir aux sources de cette conception victimaire et culpabilisatrice, car elle jouit d’un terreau favorable et d’un outil. Le terreau, c’est le protectionnisme isolationniste, l’outil, cette dangereuse tyrannie de victimisation que plusieurs médias sans scrupules infligent aux «gens d’en bas».
Ces médias furent toujours experts dans la manière de manipuler les évènements et d’inventer des mensonges pour exercer leur pouvoir destructeur et arracher aux démunis l’espoir ou les amener à y renoncer. «Te voilà chassé de tes souhaits. Te voilà ébranlé. Plus de rêves. Te voilà en toi-même, réduit à toi-même, drapé dans ton impuissance», avertissait Mahmoud Messaâdi dans son célèbre «Assod» (Le Barrage) en dénonçant vigoureusement cette tyrannie du désespoir. À force de chercher un bouc émissaire aux malheurs des gens, on cultive la haine de soi et des autres. Par ignorance, par jalousie, par complexe d’infériorité ou tout simplement par envie maladive. Il ne s’agit pas d’hypocrisie sociale ou d’un jeu pervers de miroir, mais d’une haine viscérale et d’un comportement odieux qui reste le trait majeur d’une grande partie de notre société. Tout cela, on le sait depuis longtemps. On le répète à l’infini. Certains s’en occupent d’une façon encore trop marginale. C’est peut-être une nouvelle occasion d’exposer ouvertement cette certitude : notre société est en guerre contre elle-même. Il suffit de jeter un coup d’œil sur les réseaux sociaux pour mesurer à quel point le degré de la haine prend des proportions inédites.
Tout a déraillé, et nous voilà face à un cynisme généralisé, une perte des valeurs, un engloutissement de nos repères, recouverts désormais par des forêts d’inculture et d’ignorance. Tel constat n’a pu être compris de nos soi-disant «élites», prisonnières d’un angélisme qui confine à l’aveuglement, alors que le devoir les invite à oser un exercice de responsabilité pour que la haine et l’égoïsme ne viennent pas tuer la vie dans sa précieuse fécondité. Il convient de rappeler que, contrairement à ce que l’on entend à longueur de journée, le bonheur est contagieux. «Quand la marée monte, elle soulève tous les bateaux», affirme un dicton carthaginois. Mieux, notre leader historique Bourguiba professait que «l’âpreté au gain de chaque individu est le meilleur ressort de la réussite collective».
Nous sommes invités à rien de moins qu’un grand ménage intérieur, indispensable préalable à toute perspective d’avenir pour notre société. Alors, cessons d’écouter les sectes apocalyptiques, les marchands de la haine, les complotistes, les pessimistes. Peut-être cette société rongée par le doute, la haine et le repli, sera-t-elle capable de prêter un serment, celui de tirer de son passé une idée de son avenir et défier à nouveau l’horizon d’un sursaut salutaire. Notre société est féconde. Pour vous en convaincre, courez ouvrir l’œuvre majeure de Habib Boulares, «Histoire de la Tunisie».
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