Le marais de toutes les perversions

La scène littéraire et artistique dans notre pays me frappe comme une tragi-comédie aux acteurs interchangeables sans talent ni morale. Ils ne savent pas ce qu’ils font dans ce domaine. En plus, ils le font très mal. On assiste la plupart du temps à l’introjection de l’instrumentation victimaire à la machine de l’»imagination créatrice». Tout a déraillé, et nous voilà face à une machinerie de l’échec bête, pesant, obstiné, l’échec bas du front et absurde où les enfoirés de la scène sont satisfaits de leur ratage, entêtés dans leur nullité. Plus cela rate, plus ils ont l’espoir que cela protège leurs intérêts.
Les lecteurs de cette rubrique savent l’importance que j’accorde à l’aventure de la création littéraire et artistique dans notre pays. Et ils se souviennent peut-être de plusieurs chroniques que j’ai consacrées, ici, depuis quelques années à la création et aux créateurs parce que l’art et la littérature nouent l’unité de la société. Pourtant, quand j’ai appelé les créateurs dans notre pays à combattre ce que le philosophe autrichien Edmund Husserl avait nommé, de façon prémonitoire «la cendre de la grande lassitude», plusieurs de nos écrivains et artistes m’ont reproché ma tendance à «théoriser». Débattre ! Une évidence. Mais dans une scène grippée, on ne débat presque plus. Et c’est pour cette raison que je n’ai jamais répliqué à ces reproches. C’est que, dans le fond, je refuse de participer à un débat incongru, soulignant, une fois encore, la grande pitié d’une scène culturelle paranoïaque où chacun se voit assiégé par ses fantasmes. Il faut reconnaître que sur le déclin des grands débats culturels de jadis, il se lève, chez nous, un processus d’instrumentalisation victimaire qui sème à tout vent misérabilisme et intrigues hilarantes. Il s’inspire d’une noble idée, «la liberté de création». Et il jouit d’avoir rallié à sa cause quelques réseaux sociaux qui se présentent comme le sacré collège d’un culte envahissant. Aujourd’hui, toutes ces perversions s’accélèrent rapidement. Plus ou moins cachées. Plus ou moins latentes. Plus ou moins mêlées.
Le problème, il est vrai, n’est pas nouveau. Il est même au cœur de querelles dans tous les milieux de la création dans le monde entier. Mais nous devons lui restituer une part de sa spécificité tunisienne en le situant au sein des processus culturels, éthiques et sociologiques que l’ont fait passer du monde des idées à celui, plus inquiétant, de la triste réalité.
Jouer la victime éternelle, c’est se tromper de combat et desservir une cause. Il y a suffisamment de problèmes dans ce domaine pour ne pas en inventer d’autres qui sont imaginaires. C’est vrai que la création littéraire et artistique s’est complexifiée et son marché ne fonctionne plus dans une bulle détachée de la réalité. Mais le problème est que cette dérive est intrinsèque au fonctionnement de la scène tout entière.
Faute de stratégie et parce qu’il récuse tout mécanisme d’organisation, d’arbitrage et de discipline, ce domaine constitue un terrain spongieux où peuvent prospérer en toute impunité les poisons. Détestable situation, qu’il convient d’assainir et empêcher que ne s’enclenche un processus de destruction dans un domaine fait pour la construction civilisationnelle. Autrement, nous serons fatalement condamnés à l’enfermement dans le cercle infernal d’une juxtaposition des appartenances idéologiques et des contrevérités teintées d’arrogance extrêmement malsaine et d’instrumentalisation des plus dangereuses.

Malheureusement, les plus à plaindre, dans ce domaine, sont les lanceurs d’alertes, qui sont systématiquement bâillonnés, ostracisés, calomniés.

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