Par Peter Cross (de Londres pour Réalités)
Le 11 février 2011, le président-maréchal Hosni Moubarak a été contraint à la démission au bout de trente ans de règne et 18 jours de soulèvement populaire. Trois ans plus tard, les portraits géants d’un autre maréchal, Abdelfattah El Sissi, pourtant pas encore président, sont encore plus nombreux dans les rues du Caire que jadis ceux du vieux raïs. Serait-ce, comme le dit Steve Negus pour le blog collectif The Arabist, « l’hiver de la Révolution » ?
Le troisième anniversaire du soulèvement égyptien de 2011 aura été un jour funeste pour les militants qui l’ont organisé.
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Il y a encore quelques mois, ils se disaient que, puisqu’ils avaient renversé deux présidents – Hosni Moubarak en 2011 et Mohamed Morsi en 2013 –, ils pourraient en renverser facilement un troisième. Mais, aujourd’hui, ils s’aperçoivent que leurs opposants se sont approprié leur principal symbole – la place Tahrir – et leur tactique préférée – les manifestations.
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A la différence de Moubarak, Sissi dispose d’une base de soutien qui considère que l’Égypte a besoin d’un homme fort comme Nasser ou de Gaulle. Et, contrairement à Morsi, les forces de l’ordre et la fonction publique lui sont entièrement acquises.
Mais qui est Abdelfattah El Sissi au juste ? Salama Abdellatif en brosse le portrait pour NOW :
La première fois que le nom d’Abdelfattah El Sissi a circulé dans les milieux politiques égyptiens, c’était lorsqu’il a approuvé […] les « tests de virginité » auxquels procédaient les militaires sur les jeunes femmes arrêtées pendant des manifestations au cours de l’année 2011. La justification était qu’il fallait protéger les soldats contre le risque d’être accusés par ces jeunes femmes de viol.
A l’époque, les médias ne devinaient pas que ce Général, le plus jeune parmi les membres du Conseil suprême des forces armées, allait devenir une figure-clé des événements à venir. Jusque-là on ne le connaissait guère, sa fonction de chef du renseignement militaire l’ayant maintenu loin des regards.
Après le départ de Hosni Moubarak en février 2011, quand le Conseil suprême des forces armées s’installe au pouvoir, son bureau devient le centre névralgique des négociations politiques. Sissi y organise des rencontres entre partis et personnalités politiques afin de chercher des solutions aux crises de l’après-Moubarak […].
Sa première apparition sur le petit écran remonte à sa prestation de serment en tant que ministre de la Défense, poste auquel il a été nommé par Mohamed Morsi. Durant les jours qui ont précédé sa nomination, les cercles du pouvoir ont distillé aux médias de fausses informations afin de leur faire croire que Sissi était l’homme des Frères musulmans à l’intérieur des forces armées. On le savait, en effet, pieux. Il connaît le Coran par cœur et veille à parsemer ses discours de citations islamiques […]. Son épouse porte le niqab.
Son étoile a commencé à briller il y a quelques années quand il a été nommé chef de la zone militaire nord. Depuis des décennies, l’armée égyptienne n’avait pas nommé quelqu’un d’aussi jeune à un tel poste.
Le neuvième maréchal de l’histoire militaire égyptienne a grandi à Gamaleya, quartier historique du Caire. Depuis qu’il a joué le tout pour le tout contre le président Morsi et sa confrérie, il a acquis la stature d’un héros populaire. […]
En 2006, lors d’un cours à l’académie militaire américaine, il a produit un texte dans lequel il dévoile quelques-uns de ses points de vue politiques. Il y refuse « l’imposition » de la démocratie par l’Occident au Monde arabe, disant que cette partie du monde a besoin de trouver « sa propre voie vers la démocratie ».
Voire. Pour l’instant, Borzou Daragahi, correspondant au Caire du Financial Times, voit plutôt des signes d’une « sorte de fascisme médiatico-militaire » :
Devant le palais de justice où avait lieu le procès de Mohamed Morsi, un manifestant s’était attaché une botte militaire à la tête. Un autre en avait attaché une à la tête de son enfant. Ce faisant, ils ne cherchaient pas à se moquer du régime militaire, mais au contraire à montrer leur soutien pour l’armée. C’étaient des partisans du maréchal Abdelfattah El Sissi.
Trois ans après le renversement du régime de Hosni Moubarak, qui s’appuyait sur l’armée, l’Égypte se perd dans la glorification des institutions sécuritaires qui dominent le pays depuis 60 ans, et dans un nationalisme particulièrement chauvin.
Pour certains observateurs, l’opinion publique est comme emportée par une vague de psychose collective, caractérisée par l’adulation quasi-religieuse du Maréchal Sissi et des forces armées dont il est le représentant.
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Ce phénomène s’exprime parfois dans la colère, voire la violence, dirigées contre une brochette d’ennemis présumés qui vont des Frères musulmans de M. Morsi aux militants politiques et activistes des Droits de l’Homme qui critiquent la répression actuelle, en passant par les journalistes occidentaux ou encore les personnes d’origine syrienne, palestinienne ou libyenne – en somme, toute personne considérée comme ayant un quelconque lien, aussi vague ou irrationnel soit-il, avec les islamistes ou avec les défenseurs des droits de ces derniers.
Certaines entreprises ont même été convoquées par la justice, accusées d’avoir porté assistance à l’opposition islamiste. En décembre, le procureur a auditionné des cadres de Vodafone, la société de téléphonie mobile, accusée s’être servie d’Abla Fahita, la marionnette comique qui figure dans ses spots publicitaires, pour faire passer des messages codés aux terroristes, les exhortant de poser des bombes dans des centres commerciaux.
Par la suite, c’est PepsiCo qui s’est attiré les foudres, accusée d’avoir encouragé les manifestants pro-Morsi à descendre dans la rue le 25 janvier pour marquer l’anniversaire de la Révolution, car des joueurs de football égyptiens portant des maillots aux numéros 25, 1 et 14 figuraient dans une de ses publicités, ainsi que des fans féminines portant le foulard.
L’épisode Abla Fatiha, qui cristallise en effet toute l’absurdité de l’étape actuelle, a inspiré à Sarah Carr, l’animatrice l’anglo-égyptienne du blog Inanities, un billet très justement intitulé « Rire, jusqu’à en pleurer » :
La comédie et la tragédie se chevauchent bien souvent. […] Cette grande civilisation vieille de 7000 ans est une fois de plus prise en otage par des bouffons. [ … ] L’air du temps est fascisant, tant respect pour l’Etat et pour l’élimination de tous ceux qui s’opposent à l’hégémonie de l’Etat domine.
Sarah Carr ne croyait certainement pas si bien dire. Quelques temps après son billet satirique, le site d’actualité anglophone Mada Masr a relevé ce bijou d’analyse :
Dans une interview avec le quotidien Al-Masry Al-Youm, l’actrice Soheir El Babli […] se dit optimiste quant à l’avenir de l’Égypte, quelles que soient ses difficultés actuelles.
« J’espère que le Maréchal Abdelfattah El Sissi deviendra président, et qu’il mettra en œuvre des solutions radicales pour résoudre les problèmes causés par le président déchu Mohamed Morsi et son clan au cours de l’année dernière » affirme-t-elle.
Voilà, tout est dit. Il n’y a qu’à élire Sissi et attendre que la réalité change sous l’effet de sa baguette de Maréchal.
P.C.