Tel était l’intitulé du beau film où Brigitte Bardo excellait. Propulsé à l’avant-scène des mots dits et redits lors et depuis le 14 janvier, le terme « dignité », al karama, dynamise l’élan monté à l’assaut du mépris. Les marginalisés attaquent l’arrogance et la condescendance des privilégiés. Deux énonciations linguistiques distinguent les deux clans, l’un autoproclamé « beldi » et l’autre dénommé « barrani ». Le citadin prononce « 7a9ra » et le rural dit « 7ogra » ainsi que Taboubi. L’usage à plus grande fréquence du second signifiant symbolise le style associé à la ruralisation de la ville. Le ga l’emporte sur le 9a au marché parolier.
Il devient l’emblème de l’insurrection jusqu’à maintenant. Oui, l’insurrection, car dégager Ben Ali pour engager Ghannouchi remet en question la notion de révolution quand bien même prévaudrait une certaine libération de l’expression. Au Parlement, et ailleurs, les conservateurs, au look inquisiteur, surveillent les réformateurs par définition modernisateurs.
Les menaces de mort adressées à Bochra lèvent le voile sur cela. Et l’agressivité passe en contrebande sous le couvert de la religiosité.
Cependant, les catégories de pensée léguées par l’ancienne société outrepassent l’optique islamique. Bien d’autres distinctions ajoutent leur coloration à l’art de séparer le profane du sacré.
L’une d’entre elles vient de m’étonner. Sœur d’une amie, Touaïti Hathba, jerbienne « de souche » comme on dit, évoque un usage marqueur de la vie quotidienne à l’île des lotophages, chère à Homère. Il s’agit d’un clivage établi entre « nous » Djerbiens, et les autres, les « a3rab ». Quand, parmi ceux-ci, un maçon, un plombier ou un vitrier accomplit une tâche à l’intérieur de l’habitation, les habitants lui offrent, par hospitalité, à boire et à manger.
Aussitôt après, l’ustensile touché par les a3rabs est jeté. Pour cette raison, il figure parmi les articles de commerce acquis à bas prix. Jeter la faïence de Sèvres incite à se mordre l’une ou l’autre lèvre.
Toutefois, selon ma narratrice et d’autres Djerbiens, tel Falhi Goucha, l’hydraulicien, cette relation construite entre jraba et a3rab ne serait guère vécue et perçue en termes de mépris. Elle va de soi tout comme l’eau et le feu ne se mélangent pas. Elle sanctionne l’ordre « naturel » du monde social. Ce mépris n’en est pas un, car, pour vous et moi, l’héritage culturel ne se discute pas. Au temps où Apollon vadrouillait sur l’Olympe, aucun Grec ou Romain ne remettait en cause le prisme à travers lequel apparaissait le polythéisme. Tout comme la distinction a3rab/jraba, la différenciation ilotes/sujets de droit ne donne pas lieu au mépris explicité en tant que tel. A ce propos, la distinction du profane et du sacré aide à mieux comprendre le contenu relationnel dont il s’agit à Rome, en Grèce ou à Djerba. Pour Tunis, nous avions les barranias et les beldias avec le rempart qui narre les deux sous-mondes sociaux. Revenons au profane séparé du sacré. Jadis, le dimanche, une troïka de classe, Mustapha Mahfoudh, moi et Taïeb Baccouche, ramenait un marcassin abattu au henchir de Hédi Jehane, mon cousin. Chez lui, Taïeb utilise un couteau de cuisine pour découper la chair, tendre et délicieuse de ce gibier apprécié par les sans foi ni loi. Moufida, l’épouse de Taïeb, croyante et pratiquante, exige l’expulsion, hors de la maison, du couteau contaminé au contact du sanglier, animal prohibé. Elle ne « méprise » pas l’instrument, mais il n’est pas question de simplement nettoyer l’objet profane par le contact avec le haram. De même, le rejet de l’objet touché par les “a3rab » ne signifie pas leur mépris par les Djerbis. Dans tous ces cas de figure, les couples d’opposition transitent à travers le prisme déformant des représentations. Déformant parce que a3rab et jraba, baldias et barranias ne diffèrent que par des conventions et des visions arbitraires. Une fois celles-ci découvertes en tant que telles, plus rien ne distingue les ilotes sans droit des sujets de droit. Le combat engagé pour l’universalité remet en question l’aberration malsaine de la bêtise humaine. A Djerba, le premier ministre applaudit, à juste titre, la coexistence pacifique des communautés judaïque et islamique. Mais le reproche implicite, pointé vers les Ghazaouis en lutte, bute sur la nekba des Palestiniens chassés de leur territoire par l’impérialisme américano-israélien. Approuver l’entente autour de la Ghriba devient suspect sans la désapprobation, sur le champ des ennemis, de la solution à deux Etats. Sinon, l’ambiguïté sert la propagande israélienne qui accuse les Palestiniens de refuser le modèle tunisien.
A ce propos, le non-dit hurle bien davantage que les mots dits par le premier ministre et applaudis par les tenants de l’Etat-colon.
En Palestine, il n’y a pas des Juifs et des Arabes, il y a, d’une part, l’usurpateur sans cesse tueur et les empêchés du retour à leur terre occupée. Occulter la différence revient à caresser le scandale dans le sens du poil. Les colons français ne disent pas mépriser leurs ouvriers tunisiens, mais Charlotte, fille d’un ancien colon métropolitain, lève un coin de voile sur le caché.
Selon sa fille aînée, que j’ai connue, elle appelle « bourricots » les ouvriers agricoles de son père propriétaire d’une ferme récupérée, plus tard, lors du « jala » voulu, conçu et dirigé par Bourguiba.