Par Peter Cross (de Londres pour Réalités)
Qui se souvient encore des fanfaronnades de Recep Tayyip Erdogan, Premier ministre “post-islamiste” de la république laïque de Turquie, lors de sa tournée dans les pays du printemps Arabe à l’automne 2011 ? Au printemps 2013, le “modèle turc” a une forte odeur de gaz lacrymogène, et Erdogan le masque de travers.
Tout est parti du mouvement “Occupy Gazi”, qui cherchait à empêcher l’arrachage des 606 arbres du parc Gazi, à côté de la célèbre place Taksim dans le centre historique d’Istanbul, pour faire place à une reconstruction d’une caserne ottomane et à un énième “mall” à l’américaine comme l’ancienne capitale en a vu fleurir des dizaines ces dernières années (tellement, d’ailleurs, qu’au moins 11 ont été obligés de mettre la clé sous la porte, apprend-on dans Hürriyet Daily News). Mais bien sûr il ne s’agit que d’un parc. Dans The New Yorker, Elif Batuman, journaliste américaine qui habite à Istanbul, explique :
Istanbul aime manifester. Je crois que je n’ai jamais traversé la place Taksim sans y croiser au moins un défilé ou un sit-in ; le weekend, généralement, il y en a plusieurs en même temps. Ces manifestations sont le plus souvent petites et pacifiques, et les policiers y assistent plus ou moins en spectateurs. Depuis quelques temps, on avait de plus en plus l’impression de voir des gens manifester pour manifester. Combien de fois des citoyens étaient descendus dans la rue pour protester contre la destruction programmée d’un bâtiment historique ou un projet de centre commercial ? Et à chaque fois, le monument a quand même été démoli, et le centre commercial construit.
[…] Dans une déclaration publiée ce samedi, le Premier ministre reproche aux manifestants d’exploiter les questions écologistes pour servir leurs propres agendas idéologiques. Difficile de lui donner tort sur ce point : les manifestations ont beaucoup moins à voir avec les 606 arbres qu’avec l’impression de plus en plus largement partagée qu’Erdogan refuse d’entendre ce que ses administrés ont à lui dire. Au cours des dernières semaines, il a balayé du revers de la main toute opposition au projet très controversé de construction d’un troisième pont sur le Bosphore – pont qui portera d’ailleurs le nom d’un sultan ottoman que certains membres de la communauté alévie (minorité religieuse combinant des éléments de l’islam chiite et du soufisme) considère un “massacreur d’Alevis”. En mai, des milliers de salariés syndiqués de Turkish Airlines ont fait grève pour protester contre le licenciement de 305 de leurs collègues pour avoir participé à une grève précédente, mais en vain : les grévistes licenciés n’ont pas été réintégrés. La semaine dernière, Erdogan a fait adopter des lois anti-alcool qui ont provoqué l’indignation de nombreux laïcs, ainsi que des fabricants de bière turcs. Et cette année, les manifestations pacifiques du premier mai ont été réprimées par la police à coups de lacrymos et de canons à eau. Rétrospectivement, on voit bien qu’un soulèvement plus large était sans doute inévitable.
Dans Foreign Policy, David Kennner voit lui aussi une “convergence de griefs dans le parc Gazi” :
Pour les stambouliotes opposés à Erdogan, le premier ministre n’est pas seulement en train de refaire leur ville sans les consulter –il est en train de renforcer l’emprise d’une nouvelle clique d’hommes d’affaires qui lui sont redevables. La société qui a remporté le contrat pour reconstruire Tarlabasi– quartier populaire à cinq minutes du parc Gazi, dont les habitants n’ont appris que leurs maisons étaient promises à la démolition que deux ans après la décision des autorités – appartient à Calik Holding, dont le PDG n’est nul autre que le gendre de M. Erdogan. Dans la Turquie d’Erdogan, hommes d’affaires et hommes politiques vivent en symbiose.
[…] Les griefs des manifestants ne se limitent pas au dévoiement de l’urbanisme. Beaucoup sont descendus dans la rue pour exprimer leur mécontentement face à ce qu’ils considèrent comme le style impérieux du Premier ministre, l’islamisation rampante du pays et la brutalité de la police.
David Gardner, spécialiste du Moyen-Orient et des relations internationales pour le Financial Times, va plus loin encore dans la dénonciation de cette connivence entre l’AKP (le parti d’Erdogan) et le monde des affaires :
L’AKP est un parti d’entrepreneurs en bâtiment, pour qui, tous les projets de construction sont par définition bons et qui ont pris l’habitude de raser tout ce qui se trouve sur leur passage au bulldozer. Rien qu’à Istanbul, il y a un projet de nouvel aéroport, un nouveau pont est prévu sur le Bosphore et un canal maritime à ses côtés, alors qu’une gigantesque nouvelle mosquée jettera son ombre sur les joyaux d’architecture islamique de la ville. […] Comme le disent avec sarcasme les islamistes turcs, les Moudjahidines d’autrefois sont devenus les müteahhids, les magnats de la construction, d’aujourd’hui.
Mais on manifeste aujourd’hui autant contre l’empiètement de l’AKP sur l’espace public, social et culturel que contre l’élimination des espaces verts. Le nouvel establishment à la tête duquel se trouve M. Erdogan a marginalisé politiquement les élites laïques qui, autrefois gouvernaient comme de droit la république créée par Mustafa Kemal Atatürk. En particulier, il a mis hors jeu l’armée, ce qui a supprimé un frein anti-démocratique sur le pouvoir exécutif. Mais aucune nouvelle force sérieuse n’a encore vu le jour pour combler le vide politique laissé par les militaires.
Aussi le nouvel establishment se sent libre de remanier le programme de l’école laïque ou piétiner l’indépendance de l’Académie turque des sciences, d’emprisonner les journalistes ou d’imposer des restrictions sur la consommation d’alcool. De nombreux Turcs laïcs considèrent tout cela comme une atteinte à leur mode de vie, et leur opposition trouve son expression aujourd’hui dans les manifestations de rue, en grande partie parce que les partis laïcs d’opposition – en particulier le Parti républicain du peuple fondé par Atatürk – sont impuissants.
Le vrai drame de la Turquie de M. Erdogan, ce n’est pas le spectre de la théocratie rampante qui fait tant peur aux laïcs mais le fait que l’opposition kémaliste est devene inéligible, vivant dans un passé révolu et réduite à faire appel à des généraux ou à des juges pour reconquérir ce qu’elle ne cesse de perdre dans les urnes. Et un autre aspect de ce drame, c’est la situation paradoxale de M. Erdogan et de l’AKP, politiquement dominants mais vivant dans la paranoïa des complots ourdis contre leur pouvoir, se comportant in fine comme s’ils étaient encore dans l’opposition.
Autre paradoxe : Erdogan aura réussi à mettre d’accord, sur ce point au moins, le Financial Times, organe central de la City, et le blogueur d’extrême gauche britannique Richard Seymour, qui publie dans The Guardian une analyse assez semblable à celle de David Gardner :
L’AKP représente un type particulier de populisme conservateur. Sa base, c’est la bourgeoisie musulmane conservatrice qui doit son émergence à la politique économique de Turgut Özal dans les années 1980 et qui s’est enrichie énormément ces dix dernières années. Mais, tout en affirmant qu’il n’est pas un parti religieux, l’AKP s’est servi de la piété pour se créer une base populaire et renforcer la droite en milieu urbain.
Au pouvoir depuis plus d’une décennie, il s’est affairé à asseoir son autorité. […] L’AKP a progressivement renforcé son assise au sein de l’appareil d’Etat et des médias, et n’a donc plus besoin de ses anciens soutiens libéraux. Le commandement militaire turc n’a eu d’autre choix que de composer avec les islamistes, après avoir subi une perte significative de puissance par rapport aux autres branches de l’Etat telles que la police et la justice. On aurait pu s’attendre à ce que l’érosion de la puissance de l’armée représente un pas en avant pour la démocratie, mais des journalistes ont également fini en prison, accusés d’avoir comploté contre l’Etat.
Bien sûr, la Turquie a une longue histoire de vrais complots et de coups d’Etat. […] Le gouvernement AKP a su s’en servir pour semer la peur et assimiler toute opposition à l’agitation anti-démocratique, pour ensuite l’écraser sans pitié. Pendant ce temps, son vote est passé de 34,28% à 49,90%.
[…]
Ainsi renforcé, ce gouvernement est passé à l’offensive. Il n’a jamais eu besoin de la gauche ni du mouvement syndical, qu’il a réprimés. Désormais il n’a plus besoin des libéraux, comme le montrent ses attaques contre les droits des femmes ou sa décision d’imposer des zones sans alcool.
Voilà le contexte dans lequel une dispute autour d’un petit parc dans un centre-ville congestionné est devenue un défi majeur pour le régime – voire la base de ce qui pourrait devenir un “printemps turc”.
P.C.