Par Peter Cross (de Londres pour Réalités)
« La Vie imite l’Art bien plus que l’Art n’imite la vie » disait Oscar Wilde à la fin du XIXe siècle. Cent ans plus tard, c’est Woody Allen qui le corrige en affirmant que « la vie n’imite pas l’art, elle imite la mauvaise télévision ». Il ne pouvait si bien dire … Vous vous souvenez d’Abla Fahita ? Si, si, la marionnette des spots publicitaires de Vodafone Égypte que nous avons évoquée sur ces colonnes, accusée d’avoir fait passer des messages codés à de mystérieux conjurés les incitant à poser des bombes dans des centres commerciaux. Eh bien figurez-vous que la « poupée terroriste » n’a rien inventé. Selon le New York Times :
Lors d’une récente émission sur la chaîne égyptienne Al Tahrir, la présentatrice Rania Badawy a dévoilé aux téléspectateurs une vidéo qui, selon elle, « donne à penser que ce qui se passe aujourd’hui en Syrie a été prémédité ». Dégustons un extrait, long de quelques 80 secondes, d’un épisode du dessin animé «The Simpsons » dont la première diffusion remonte au début 2001.
Après avoir montré aux téléspectateurs la séquence – une parodie de clip pendant lequel un « boys band » composé de Bart Simpson et ses copains largue des bombes sur des combattants habillés à l’orientale – la présentatrice a souligné le fait que la jeep de ces combattants, croqués par les dessinateurs des « Simpsons » en 2001, arbore une version du drapeau syrien qu’ agitent les manifestants de l’opposition et les rebelles depuis 2011. « Ce drapeau a été créé bien avant le début des événements, a affirmé Mme Badawi. C’est pourquoi les gens disent sur Facebook qu’il s’agit d’un complot, car en 2001 il n’y avait pas de drapeau de l’opposition syrienne ». [ … ] Selon la présentatrice, ces images « soulèvent de nombreuses interrogations sur ce qui s’est passé lors des Révolutions du Printemps arabe, et sur l’origine de cette conspiration mondiale ».
En soi, l’accusation n’est pas nouvelle : les chaînes d’État à travers le monde arabe ont souvent affirmé que les soulèvements de 2011 contre des régimes autoritaires étaient l’œuvre de conspirateurs étrangers. Mais l’entendre sur une chaîne créée quelques jours seulement après la chute de Hosni Moubarak, portant le nom de la place Tahrir et censée diffuser les points de vue des jeunes révolutionnaires, donne à réfléchir.
Dans la terre fertile de la vallée du Nil, les théories du complot poussent en abondance. Tenez, par exemple, ce beau spécimen, cueilli par le journaliste belge d’origine égyptienne, Khaled Diab, pour l’édition en langue anglaise du quotidien israélien Haaretz (!) :
À l’approche de l’élection présidentielle, une vidéo vient d’être publiée sur Internet qui affirme que la « question qui occupe tous les Égyptiens », ce n’est pas l’économie en chute libre, ni les violations massives des Droits de l’Homme, ni le fait que la Révolution a été dévoyée, ni même la recherche de la stabilité et de la sécurité ; non, elle est de savoir si la mère du Maréchal Abdelfatah El Sissi était juive.
« Ce qui est étrange c’est que les médias contrôlés par les militaires n’ont pas cherché à rencontrer la mère de Sissi, ni ses oncles maternels, mais seulement les parents de son père, » affirme Saber Mashhour, auteur de cet « exposé », sous-entendant qu’il y aurait une conspiration du silence pour cacher les origines de l’ex-ministre de la Défense.
[ … ]
Sa principale « preuve » repose sur une coïncidence géographique. Abdelfatah El Sissi est né et a grandi à El Gamaliya, dans une ruelle aux limites de l’ancien quartier juif de la vieille ville du Caire. [ … ] « Sissi a été élevé parmi les Juifs. Il a été élevé par des Juifs, » assène Mashhour, au cas où quelqu’un ignorait encore son message.
Et quelles en seraient les implications ?
Il semblerait que les Juifs, étant comme chacun le sait des génies en affaires, aient profité d’une lacune criante du marché pour importer « le sexe et la danse » en Égypte (et peu importe le fait que les Égyptiens sont connus pour leur manière de se déhancher depuis au moins le temps d’Hérodote). [ … ]
Surenchérissant dans la bizarrerie, la vidéo de Mashhour poursuit en affirmant que le président égyptien le plus détesté en Israël, Gamal Abdel Nasser, ayant également passé une partie de son enfance au Caire à proximité du quartier juif, y avait pour ami nul autre que Moshe Dayan, devenu plus tard l’icône de l’armée israélienne. Et ces copains improbables auraient fomenté ensemble un extravagant complot pour mettre une raclée à l’Égypte en 1967.
[ … ] La vidéo s’est avérée particulièrement populaire parmi les partisans du président déchu Mohammed Morsi, et l’organisation des Frères musulmans l’a publiée sur son site Web officiel et par le biais d’autres médias sociaux affiliés.
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Ce serait moins grave si ces idées farfelues n’étaient que le fruit de l’imagination d’un simple quidam. Mais il s’avère que Mashhour émargeait jusqu’à récemment chez Al Jazeera Mubasher Misr, la filiale égyptienne de la célèbre chaîne qatarie, désormais interdite.
Et cela pourrait bien alimenter à son tour une autre variété de théories du complot – celle qui a déjà eu pour conséquence de faciliter l’emprisonnement de plusieurs journalistes d’Al Jazeera.
Mais au fond, toutes ces élucubrations ne sont peut être que des avatars de « la théorie arabe du tout », pour reprendre le titre d’une contribution du journaliste irakien Ali Adeeb au site d’informations libanais Raseef22 :
Croire aux théories du complot est devenu caractéristique de la pensée arabe, tant elles dispensent l’esprit de la peine de chercher des causes réelles, épargnent aux observateurs toute autocritique, et nourrissent notre sentiment d’être victimes d’ennemis rusés sans lesquels nous aurions été tellement mieux lotis.
[ … ] La dernière théorie du complot colportée par certains chroniqueurs arabes renvoie à une prétendue « conspiration du Printemps arabe ». Elle s’inspire de la théorie dite du « chaos créatif » adoptée par l’administration Bush au moment de la guerre en Irak. Mais nous devons nous demander : comment un acteur, aussi puissant fût-il, pouvait-il faire sauter les digues de la tyrannie tout en s’assurant de pouvoir contrôler les vagues violentes qui jaillissent à la suite ? D’ailleurs, quel intérêt au juste trouverait l’Occident dans le renversement des régimes avec lesquels il avait de solides alliances – ceux de Moubarak et de Ben Ali par exemple – et dans un pari incertain sur ce qui allait suivre ? [ … ]
Bien sûr, les partisans de la théorie du complot n’ont pas de réponses lorsqu’il s’agit de savoir comment l’Occident intriguant s’y serait pris pour créer ces révolutions, ni même quand on demande quels avantages les puissances occidentales ont réellement tirés de tout ce chaos. [ … ] Croyons-nous vraiment que nous sommes aussi inconscients et manipulables au point de n’avoir plus aucune capacité d’agir si ce n’est dans le cadre d’actions planifiées par d’autres, plus forts que nous ? Ces théories recèlent en vérité un mépris implicite pour les aspirations des peuples, pour leurs frustrations et leurs souffrances face à la corruption et à la dictature, qui avaient créé tant de tensions qu’il suffisait d’un Mohamed Bouazizi pour déclencher une explosion qui allait emporter plus d’un tyran.
Oui, l’accord Sykes-Picot était un complot, le coup d’État contre Mossadegh en Iran était un complot, et la guerre de 1956 contre l’Égypte en était un aussi. Mais cela ne signifie pas que l’histoire n’est rien qu’une série de complots ourdis par des titans invincibles. [ … ]
Nos erreurs politiques, notre fragmentation intellectuelle, religieuse, et la prolifération d’une culture qui rejette et prescrit la dissidence jouent, avec d’autres maladies intellectuelles, sociales et économiques, un rôle beaucoup plus important dans nos problèmes, nuisent bien plus à nos pays que n’importe quelle puissance étrangère ne pourrait jamais le faire. En combattant la maladie, le plus grand défi consiste à faire un diagnostic précis. Si nous le faisions, sur la base d’un raisonnement solide et d’une évaluation minutieuse de la réalité et des faits sans avoir recours à des théories du complot, alors les solutions seraient à notre portée comme jamais elles ne l’ont été par le passé.
P.C.