Les acteurs internationaux
Pour ouvrir ce débat, c’est Khattar Aboudhiab qui a pris la parole et a pointé du doigt le rôle des acteurs internationaux au sein du Printemps arabe. Les Occidentaux en pleine crise économique et défendent agressivement leurs intérêts. Les Russes «ont déployé au Moyen-Orient le grand jeu. » «L’acteur chinois est désormais omniprésent en Afrique. En Syrie, la Chine s’est alignée sur la Russie. Bien qu’elle ne se montre pas comme un acteur influent dans le jeu international, elle progresse sur le plan économique.» L’intervenant stigmatise le rôle des occidentaux, particulièrement la France, en Libye qui est « en train de se somaliser ». Comment stabiliser la Tunisie et toute la région si on laisse la Libye dans cette situation ?».
Steven Ekovitch, quant à lui, explique la place de l’administration américaine lors des révolutions arabes. Il commence par préciser l’orientation des États-Unis en matière d’économie et de politique extérieure. «Il y a constamment un débat sur l’orientation des États-Unis. On débat tout le temps dans les think-tanks. Quels sont les lieux du monde qui comptent pour les USA ? Pas l’Afrique (moins de 2% du commerce extérieur des USA). Donc les intérêts des Américains pour l’Afrique ne sont pas économiques. L’Asie-Pacifique est une région primordiale pour les Américains. Les Américains tentent de réduire leur présence dans le monde. La nouvelle stratégie est d’agir à travers les alliés. L’idée c’est d’avoir une présence américaine de faible visibilité avec très peu de coûts déployés. L’intérêt américain est d’ordre sécuritaire. La présence américaine directe dans cette région est faible.» Ekovitch met également en exergue la position parfois difficile des États-Unis lors de la chute des dictateurs. «Le Printemps arabe a changé la donne» et précise que son pays n’a eu aucun rôle dans la chute de Ben Ali. «Les États-Unis n’avaient pas de moyen de pression sur son régime», avant de parler des cas de la Libye et de l’Égypte. «Il y a eu un grand débat à la Maison-Blanche à propos de savoir s’il fallait se débarrasser de Kadhafi. Les quatre femmes de la sécurité nationale ont été favorables à une intervention en Libye. Il ne faut pas oublier que les deux piliers stratégiques pour les États-Unis sont l’Égypte et l’Arabie saoudite. L’Égypte a été vraiment un cas difficile. Il y avait un dilemme au sein de la Maison-Blanche : il fallait d’une certaine façon soutenir un bon allié qui était Moubarak qui était là pour appuyer la politique américaine dans la région. À quel moment faut-il larguer un allié ?». Et de poser la question épineuse de savoir à partir de quand un pays qui se veut le «gendarme du monde» peut lâcher un régime qu’il a soutenu. « À quel moment fallait-il lâcher le gouvernement pour s’aligner sur les demandes du peuple ? C’était un choix difficile. À un certain moment, il y avait ce tropisme et le Président Obama a décidé de s’accorder avec les aspirations populaires. Après, il y a eu des élections et Morsi a gagné. Chaque État est obligé de traiter avec l’État légitime. Mais à quel moment fallait-il aussi abandonner Morsi quand le peuple s’est soulevé ? Pour les Américains, on avait l’impression de soutenir à chaque fois un régime politique qui n’avait pas le soutien du peuple. Le soutien américain au régime égyptien visait la stabilité de la région. Il fallait accepter la décision de la rue.»
Les axes d’influence
Pierre Razoux donne son point de vue en tant que spécialiste du Moyen-Orient sur la stratégie géopolitique exercée par les différents acteurs. «Avant 2011, les choses étaient relativement simples dans l’espace arabe. Les pays avaient le choix d’être pour les Américains ou d’affirmer une ligne de résistance ouverte ou déclarée. Depuis 2011, les choses ont radicalement changé. Le nombre d’acteurs qui essayent de jouer dans la région s’est accru. On voit se mettre en place plusieurs axes d’influence qui sont en train, non pas de remplacer, mais de se superposer à côté de l’axe traditionnel d’influence américain au sein du monde arabe. Ils vont rester présents, y compris militairement, dans le monde arabe pour défendre leurs intérêts. Les conclusions de l’administration américaine sont désormais de n’intervenir que si leurs intérêts sont en jeu. » Quels sont ces intérêts ? La communication maritime avec le contrôle des détroits comme le canal de Suez, car il y a, derrière ça, l’accès à l’énergie et ensuite la sécurité des citoyens américains dans la région et la lutte contre le terrorisme et, enfin, la sécurité vitale d’Israël qui rentre également en jeu.
Les Américains ont fondamentalement besoin de stabilité au Moyen-Orient et de simplifier l’équation sécuritaire en revenant aux vieilles recettes qui marchent. Celles qui fonctionnaient dans les années 70 : un tête-à-tête avec la Russie pour régler les dossiers importants, puis pour les moins importants s’en remettre à des pays non arabes de la région : la Turquie, Israël et l’Iran. D’où l’intérêt pour l’administration américaine de renouer les liens avec l’Iran. Ce triangle peut fonctionner dans la mesure où la Turquie et l’Iran s’entendent bien. Il faut rétablir le lien entre Israël et l’Iran. Il y a un mois, le Maroc a d’ailleurs renoué ses relations diplomatiques avec l’Iran…
Le 2e axe d’influence, on le voit se dessiner autour de la Russie. La différence est que l’axe américain est radicalement proactif alors que l’axe russe est fondamentalement défensif. Les Russes ont un problème identitaire, mais aussi une série de problèmes qui les traumatisent avec l’Islam et aussi la Chine. Pour régler le problème de l’Islam radical, les Russes ont décidé de nouer une série d’alliances et de mettre en place une ligne défensive avancée au Sud qui leur permet de contrer la remontée des djihadistes vers le Nord. Cette ligne de défense passe par l’Iran, l’Irak, la Syrie, Chypre et Israël. Pour contenir le djihadisme, il faut que cette ligne tienne. Ce qui se passe en Crimée joue aussi.
Les États-Unis sont en train de devenir énergétiquement indépendants. Le rapport de force s’inverse donc, car bientôt ce seront les Américains qui dicteront leurs règles aux Saoudiens. Ces derniers sont dans un état de confusion. 70% du pétrole qu’ils produisent part vers l’Asie. Un nouvel axe Arabie saoudite-Pakistan-Chine voit le jour et le conflit chiite-sunnite est instrumentalisé par les pays du Golfe comme l’Arabie saoudite, car ce qui la panique c’est que l’Iran soit une République islamique, ce que l’Arabie saoudite ne veut pas. Il faut diaboliser l’Iran par tous les moyens. « La ligne de fracture sera entre les monarchies du Golfe et de l’autre côté l’ensemble du monde arabe».
Tout comme Pierre Razoux, Ahmed Ounaies dresse lui aussi quatre axes fondamentaux pour comprendre les changements qui ont lieu dans cette région du monde. «Trois ans après la Révolution de 2011, l’adoption de la nouvelle Constitution en janvier 2014, la rupture avec l’absolutisme est rendue possible. Une telle aspiration anime désormais la société arabe. Le pacte de la Révolution se mesurera dans le temps, au rythme des réformes démocratiques dans le monde arabe. L’enjeu ne dépend pas d’un acteur externe bienveillant ou malveillant. L’entreprise est tournée dans la remise en question de soi. Nous sommes au cœur d’une évolution de civilisation où les luttes se fixent sur les résistances intérieures. Autant de frontières apparemment infranchissables où se mesure en dernier ressort la maturité historique des nations». Il dresse ensuite le portrait des fondements de la société arabe. « Quel trait esquisse la société arabe de demain ? D’abord le pluralisme, la catégorie de l’unicité imprègne la mentalité arabe. Le père, le parti unique, le syndicat unique, l’imam… Ces autorités veillent à perpétuer l’unicité. Ces autorités fixent en conséquence les codes de la vie sociale, politique et spirituelle. Douter, affirmer d’autres convictions dans la sphère de l’action, de la pensée et de la foi expose à l’ostracisme, à l’exil, parfois à la mise à mort. Le pluralisme précisément détruit le monopole, destitue le code et pose le principe du libre choix. À la faveur de la Révolution tunisienne, le pluralisme conquiert la sphère syndicale ainsi que la société civile. Il éclate dans une diversité et un dynamisme inédit. Au Maroc et en Algérie les mouvements de «déjeuneurs» proclament en plein mois de ramadan le droit de manger et de boire en public et en plein jour. Au Bardo, la mention de la liberté de conscience dans le projet de Constitution soulève un orage au sein de l’Assemblée. Ces frondes bravent les résistances dans le corps social où subsiste un ancrage mental rebelle au pluralisme…».
La société libre admet la diversité et la pluralité des appartenances politiques, religieuses et philosophiques et leur participation égale et légitime à la vie de la nation. Le libre choix est le fondement de la citoyenneté.
Le deuxième axe, ce sont les principes universels. Dans l’ordre politique arabe, l’indécision subsistait sur le principe de l’indivision du pouvoir. Légitimité céleste ou légitimité populaire ? Les évolutions intervenues dans la majorité des pays au cours du 20e siècle avaient contribué à hisser le peuple au rang de régulateur du pouvoir. Dès lors, l’absolutisme de la loi transcendantale était l’unité à la fois au recours de plus en plus étendu au suffrage populaire et par les innovations de la législation fondée non plus sur la seule charia, mais aussi sur le droit. Le Révolution de 2011 porte le coup décisif d’affirmation de la légitimité populaire comme seule source de légitimité. Le maître mot de la Révolution de 2011 devient «le peuple exige»…
Notre économie repose essentiellement sur la valorisation du travail, l’organisation rationnelle et l’impératif de compétitivité, note M. Ounaies. La conjonction des faiblesses structurelles des contraintes du marché mondial et des revendications corporatives posent le problème du pacte social en rapport avec les grands équilibres économiques. Les principaux acteurs (syndicats, patronat et gouvernements) sont tenus de refonder le pacte social afin de ménager l’effort et la stabilité de la Tunisie de demain…
L’expérience algérienne
Sid Ahmed El Ghozali, en tant qu’homme politique algérien, met en exergue l’expérience algérienne qui reste, selon lui, assez méconnue. «J’ai de la sympathie pour ce qui se passe en Tunisie, mais ça ne veut pas dire que j’ai de la complaisance. Je dirais que les Tunisiens devraient très minutieusement encourager les universitaires à étudier l’expérience algérienne. Il faut voir comment le pouvoir en place a exploité le printemps algérien pour, en fait, se régénérer. Il faut que les Tunisiens aient une idée des risques qui les attendent demain.» Et émet une critique virulente à l’encontre des islamistes. «J’ai pu mesurer quels sont les véritables ressorts sur le terrain de ces printemps arabes. En tant que chef du gouvernement, j’avais déjà dit que le mouvement islamiste est un mouvement violent. Il est venu en réaction au pouvoir en place. Le pouvoir est devenu la raison d’être pour ces partis. On a laissé filer une crise économique qui s’est muée en crise sociale. Les forces islamistes sont venues profiter de cette situation qui s’est traduite par un désenchantement de la chose politique. Cependant la solution à ce problème n’est pas non plus militaire. Le problème de l’islamisme c’est que nos peuples sont pris en otages par deux totalitarismes qui se disputent le pouvoir : le despotisme et le totalitarisme qui instrumentalisent la religion à des fins politiques.
M. Ghozali explique à son tour la place des États-Unis et des Occidentaux de manière générale. «Il faut voir les Américains en tant que gouverneurs du monde. La guerre menée en Irak était pour défendre leurs intérêts vitaux. Ils n’y sont pas allés uniquement pour piller, mais aussi pour pouvoir avoir une vision sur les approvisionnements mondiaux en pétrole. Nous sommes tributaires de nos partenaires occidentaux et de la justesse de leurs analyses. Sommes-nous dans la logique du discours d’Obama au Caire quand il promettait de créer des rapports nouveaux entre les États-Unis d’Amérique et les Orientaux ? Ne sommes-nous pas dans un cadre de stratégie où les Occidentaux et les Américains veulent se donner un répit de vingt ans, le temps que le pétrole arabe perde de sa valeur stratégique ? Est-ce qu’on essayerait d’introduire les islamistes au pouvoir et de les faires échouer pour ensuite dire « ils ne sont pas capables de diriger, il vaut mieux des despotismes locaux» ? L’expérience algérienne n’est pas assez exploitée, ni par nos voisins, ni par les Occidentaux.
Inès Aloui