
Elles se vident à vue d’œil, nos campagnes : il n’y a plus d’ouvriers pour ramasser les olives, plus de bergers pour faire paître les troupeaux, plus de main d’œuvre pour récolter les carottes, les radis ou les pommes de terre…
La faute est à cet exode rural qui a commencé au milieu du 20e siècle et qui s’est poursuivi pendant les années de crise et les mauvaises récoltes de céréales. Dans une lettre adressée en 1948 au Cheikh El Médina, un gouverneur régional rapportait que « les nomades sont attirés par la ville, croyant y trouver leur subsistance, ils portent le plus grand préjudice aux sédentaires en s’installant parmi eux. Il n’est pas nécessaire de décrire l’état pitoyable de cette fourmilière qui ne peut vivre que de rapines, de marché noir, sa présence prés de la capitale est un danger sanitaire imminent pour la santé publique. »
Les ravages de la collectivisation
Plus tard, dans les années soixante, les grandes villes vont connaitre une grosse vague d’exode, essentiellement à cause de la malheureuse expérience de collectivisation menée par Ahmed Ben Salah et qui sera désavouée par Bourguiba au bout d’une décennie désastreuse.
Les paysans dépossédés de leurs terres, chassés par la misère, vont quitter les campagnes, pour venir s’installer dans les bidonvilles, Mellassine, Jebel Lahmar ou Bourjel. Ils vont devenir ouvriers non qualifiés dans les premières usines mises en place par Hédi Nouira, mais aussi gardiens d’immeubles, maçons sur les chantiers, mendiants, voyous, cireurs de chaussures, brocanteurs, marchands ambulants, chiffonniers qui hurlaient sous vos fenêtres « Robba Vacchia »…
Aux lendemains de l’Indépendance, la politique de développement rural visait à assurer un minimum de revenus aux agriculteurs, à développer les infrastructures et la recherche… Plus tard, le libéralisme des années 70 va délaisser le secteur agricole au profit des industries légères.
Ce phénomène s’est encore accéléré depuis la Révolution de 2011, avec des centaines de milliers de déplacés dans les grandes villes. Résultat : sur les dix millions 982 mille 754 habitants que compte la Tunisie, selon le recensement général de la population de 2014, près de deux tiers des tunisiens (67,8%) vivent en milieu communal, c’est-à-dire dans une ville ou dans un village et seulement 32,2% vivent à la campagne, soit moins du tiers de la population.
Pour rappel, le taux de population urbaine n’était que de 40 % en 1956 et de 50 % en 1975… Cela confirme bien que nos campagnes se vident un peu plus chaque décennie, un drame pour un pays où l’agriculture reste une activité économique importante, employant près de 18% de la population active.
Cette main d’œuvre est essentiellement familiale et relativement âgée, puisque les enfants quittent la vie difficile de la campagne dès qu’ils peuvent, soit pour aller étudier en ville, soit pour y travailler. Quand on sait que 53% de nos terres sont vulnérables pour diverses raisons, on mesure l’ampleur du désastre à venir.
L’un de ces petits agriculteurs, Salem, 67 ans qui vit dans la région de Béja, semble abattu : « je comptais sur mes trois enfants pour m’aider dans mes vieux jours. Mais ils ont préféré aller travailler en ville et abandonner la terre de leurs aïeuls. En même temps, je les comprends, la vie n’est pas facile ici. On s’enfonce dans la boue en hiver et on crève de chaud sous le soleil de l’été. En plus l’agriculture à l’ancienne ne rapporte plus assez d’argent pour faire vivre une famille… »
Les jeunes désertent
En effet, ce sont les jeunes qui désertent le plus la campagne, attirés par les lumières de la ville, avec le secret espoir d’y trouver des conditions d’existence meilleures, notamment un travail stable qui apporte un revenu régulier, ne dépendant pas des aléas de la météo. Ils participent ainsi à une croissance urbaine avec des problèmes multiples, aux résultats désastreux.
En effet, les nouveaux quartiers construits de façon anarchique sont sous équipés, avec des problèmes d’évacuation des eaux usées et des divers services publics. Il y a aussi des problèmes de transports en commun, de bruit, de voisinage… Il y a enfin la perte des terres agricoles qui, selon certaines sources consomment plus de 500 hectares par an dans le grand Tunis.
Pour en revenir aux campagnes, si elles se vident, c’est pour diverses raisons. L’infrastructure du monde rural n’a pas connu l’amélioration qu’il fallait depuis l’Indépendance. Il y a, certes, eu des routes et des chemins agricoles, ainsi que quelques ouvrages de grande envergure, comme les barrages, mais ces projets génèrent rarement de la richesse.
En fait, nos campagnes restent pauvres car elles ne profitent que très peu de ce qu’elles produisent. Un agriculteur au Cap Bon nous explique le pourquoi et le comment : « la saison dernière, j’ai cultivé des pommes de terre, des laitues et des artichauts. Mais l’abondance de produits au marché du gros et la loi de l’offre et de la demande m’ont empêché de gagner assez d’argent pour vivre et réinvestir. Le pire, c’est que les intermédiaires ont gagné plus d’argent que moi, qui avais trimé des mois durant ! »
Très remonté, il nous donne un autre exemple des déboires d’un agriculteur : « cet été j’ai cultivé des tomates destinées à l’une des usines locales et la production a été assez bonne. Je m’attendais donc à rentrer dans mes frais et à faire quelques bénéfices. Mais le prix imposé par la direction de l’usine était trop bas et je n’ai rien gagné alors que le prix des boîtes de tomate en conserve a augmenté trois fois cette année ! Où que je me dirige, ce sont les intermédiaires qui s’en mettent plein les poches. »
Sans perspectives réelles, ces agriculteurs finissent par se lasser et par quitter la terre de leurs ancêtres pour venir grossir la foule de déracinés des grandes villes alors qu’un coup de pouce leur aurait permis de créer des conditions favorables pour se fixer sur leur terre et la transmettre aux jeunes générations.
Un banquier nous parlera des nombreux crédits accordés aux agriculteurs depuis des décennies : « on a effacé leurs dettes, réduit les taux d’intérêt, prêté sans aucune garantie, mais ils se plaignent toujours. Et quand ils ont une bonne récolte et qu’ils gagnent des millions, ils pensent à marier leurs fils plutôt qu’à rembourser leurs crédits bancaires ! Ils doivent donc changer de mentalité… »
Pour d’autres analystes, la solution pourrait venir des investisseurs privés. Or ces derniers ne se bousculent pas pour investir dans l’agriculture, mis à part l’élevage intensif. L’essentiel pour eux reste le bénéfice immédiat, sans dépendre des aléas de la météo. Mais pour la plupart des agriculteurs que nous avons rencontrés, « c’est l’État qui doit prendre les choses en main et proposer des initiatives pour faire revenir les jeunes à la campagne. »
Un économiste propose « un programme de développement global, incluant des investissements importants, l’acquisition de matériel moderne, et la création d’une infrastructure adéquate, permettant aux agriculteurs une vie aussi confortable que ce que l’on voit en Europe et aux États-Unis.
Les infrastructures rurales de base et les conditions de vie doivent être améliorées, avec l’accès à l’eau potable, à l’électricité, l’amélioration des routes et des moyens de transport et des logements, car lutter contre l’exode rural, c’est avant tout lutter contre la pauvreté. Autrement, nous serons obligés dans un futur proche d’importer tous nos produits agricoles.
Une aberration pour un pays qui a exporté ses denrées alimentaires à Rome depuis des siècles !
Yasser Maârouf