Pour Jamal Khashoggi, le roi Salmane serait « un leader tribal démodé ». L’itinéraire poursuivi à travers le sérail, l’islamisme, le journalisme, puis l’exil aux Etats-Unis, habilitent l’assassiné au Consulat de son pays, en Turquie, à énoncer des propos non dénués de pertinence au plan de l’investigation pratique et de l’interprétation théorique.
L’évocation du tribalisme va comme un gant à la transition du pays chamelier au royaume pétrolier. L’histoire de l’Arabie demeure indissociable des Saoud et Khashoggi établit une homologie, par filiation généalogique, entre l’autoritarisme de Salmane et celle de son grand-père. Certes, l’actuelle jeunesse de l’Arabie saoudite, branchée sur le monde extérieur par les médias, les voyages et les études, commence à prendre ses distances eu égard aux catégories de pensée léguées par l’ancienne société. Mais les codifications ancestrales, au look patriarcal, continuent à régir et à informer les dispositions subjectives des aînés. Pour eux, sanctionner, à l’ancienne, le critique de l’intouchable gardien des lieux saints va de soi. Toutefois, le terme « démodé » appliqué par Khashoggi à Salmane paraît inapproprié. Car, c’est à travers une grille de lecture exogène eu égard au monde social endogène que juge le journaliste initié, soir et matin, aux critères européo-américains. Pour une part des Saoudiens, le roi n’est pas démodé, bien au contraire, il est standardisé.
Dans cette même orientation, Ghannouchi traite ses adversaires bourguibiens de « parti de la France ». Pareille observation outrepasse le cas saoudien et a partie liée avec la plupart des pays jadis colonisés.
Ainsi, aujourd’hui, la Tunisie aussi tangue entre les partisans de l’Etat civil, d’inspiration occidentale, et les apôtres de l’optique charaïque.
Cependant, la transition de l’ancienne société à la modernité arbore des airs et des manières différents suivant les nations, même si toutes fleurent un plus petit commun dénominateur.
En l’an 1972, l’économiste algérien Abdellatif Benachnou illustre cette homologie structurelle dans un écrit titré « L’accumulation primitive inachevée ». A l’instant même où il étudiait ce processus en Algérie, des anthropologues marocains, tel Paul Pascan, l’analysaient au Maroc, et divers chercheurs tunisiens l’observaient en Tunisie. La préoccupation commune incita Benachnou à citer ses collègues d’autres pays et à la page 49 de son texte, ci-dessus mentionné, il écrit : « On aboutirait à un mécanisme analogue à celui décrit par Servolin à propos des rapports entre la paysannerie parcellaire et le capitalisme développé. Voir aussi, l’étude de Khalil Zamiti, déjà citée ».
Pareille mention ne laisse pas tout à fait indifférent. A la manière de son grand-père, Salmane appartient à la génération où régnait l’indistinction de la politique et de la religion. Avec le gardien des lieux saints et, par ce biais quelque peu sacralisé, on ne badine pas sans risquer je ne sais quoi. Dès lors, le souverain terrible pense n’avoir besoin d’aucun fusible même si Qahtani écrivit, l’an dernier : « Je ne fais rien de mon propre chef, sans des ordres. Je suis l’empolyé et l’exécuteur de mon roi et de mon prince héritier ». Hélas pour notre ami Salmane, les sociétés deviennent de plus en plus interdépendantes, affirmait, déjà, Marx, et la dynamique externe observe, maintenant, la dynamique interne.
Ottawa, Londres, Paris et Berlin réclament une enquête crédible, indépendante et transparente. Qu’espèrent-ils ? Voir le gardien des lieux saints et le commandeur du premier pays pétrolier du monde leur dire : « L’ordonnateur de l’assassinat, c’est moi ». Au paroxysme de l’universel boucan, il ne faudrait pas, quand même, trop pousser le bouchon !
Trump, l’affairiste sans foi ni loi, préfère ménager l’avenir mercantile et ce petit malin choisit de voir le monde au miroir des pétrodollars, n’en déplaise aux critiques médiatiques.
Pour comprendre les signaux contradictoires et l’injonction paradoxale où patauge, de nos jours, le roi Salmane, il faut relire la huitième section du livre I du génial et monumental Das Kapital, car Marx est bel et bien, notre contemporain. Titrée « L’accumulation primitive », cette section décrit et théorise le moment précis où l’ancienne société commence à évacuer les territoires occupés par l’économie de marché, fondatrice de la modernité !
Or, ce pauvre Salmane, traqué, ne sait plus sur quel pied danser. Assis entre deux chaises, il scrute le passé d’une part, et maudit l’actualité porteuse de mauvais présages, d’autre part. En guise de maigre consolation, il découvre la bipolarisation à l’œuvre, de l’Atlantique au Golfe arabo-persique. C’est la faute à Voltaire, cette bombe à retardement chérie par Bourguiba et honnie par Ghannouchi. La transition inachevée oppose les dépositaires de visions contraires. Deux interrogations pointent le nez à l’horizon de l’exploration.
Salmane, trop jeune et peu expérimenté, aurait-il, à ce point, manqué de savoir-faire pour laisser Erdogan, son adversaire, le coincer ?
Pour Belaïd et Brahmi, les assassinats d’Etat furent un peu mieux soustraits aux regards indiscrets. Ou alors, beaucoup trop sûr de lui-même, Salmane a-t-il surestimé ses capacités de nuisance infligées à l’économie mondiale et fondées sur l’arme de l’embargo pétrolier ? Mais, dans tous les cas de figure, les pétrodollars, gaspillés par milliards, illustrent la bêtise immémoriale des pays dominés et la stratégie impériale des organisateurs de l’échange inégal. Le pétrole saoudien nourrit les Américains et tue les civils au Yémen.