Par Slim Besbes
Professeur agrégé de droit public
Rappelons que le décret-loi n°13 du 20 mars 2022 avait pour objet la fixation des procédures de la conciliation avec l’Etat. Il s’agit selon l’article premier dudit décret-loi d’une conciliation pénale en matière des crimes économiques et financiers et les actes et les opérations commises qui engendrent des enrichissements sans cause ou ayant causé des dommages financiers à l’Etat, aux collectivités locales, aux entreprises publiques et aux établissements ou instances publics. Il s’agit de la consécration du principe de la justice pénale compensatrice. Le même décret-loi organise les modalités d’emploi des revenus provenant de la conciliation en faveur de la collectivité nationale, sur la base de l’équité et de la justice
Notre approche dans les présents commentaires se focalise sur l’analyse de la portée du système de la conciliation pénale proposé, en mettant en exergue, dans un premier temps, les principales innovations introduites par le projet de loi d’amendement du décret-loi ; et de dégager ensuite les insuffisances et imperfections qui persistent dans le système proposé de la conciliation pénale.
I/ La révision organique et fonctionnelle du système de la conciliation pénale
Le projet de loi portant amendements du décret-loi n° 13 du 20 mars 2022 a procédé, à travers la modification de 17 articles du texte initial, à une véritable refonte du système de la conciliation pénale. Ainsi, le nouveau texte d’amendement dénote une véritable révision radicale du système tant sur le pan organique que sur le plan fonctionnel.
A/ La révision du statut de la commission nationale pour la conciliation pénale
- La consolidation organique de la commission nationale pour la conciliation pénale
La commission nationale pour la conciliation reste l’organe technique clé du système de la conciliation, mais depuis sa création par le décret-loi son existence semble être subordonnée à une mission assez limitée dans l’objet et dans le temps. A l’expiration du temps imparti et la non-réalisation de l’objet confié, le sort légal de cette commission semble être assez fragilisé. C’est dans la perspective de consolidation et de légitimation de cet organe que l’article 8 nouveau du décret-loi a procédé à assouplir la durée de la commission nationale pour la conciliation. Elle passe d’une période strictement fixée par le même texte à 6 mois renouvelable une seule fois, vers une période ouverte dans le temps qui sera aménagée par l’intervention d’un simple décret.
Néanmoins, cette commission reste toujours organiquement subordonnée au président de la République qui détient le pouvoir de nomination de ses membres ainsi que de leur révocation de manière purement discrétionnaire.
- L’affaiblissement fonctionnelle du statut de la commission nationale pour la conciliation pénale
La principale nouveauté introduite pat le nouveau texte est la remise en cause du rôle de la commission dans le système de la conciliation pénale. D’un organe pivot ayant une fonction à la fois d’investigation, de négociation du projet de conciliation, jusqu’à la prise de décision ayant un caractère exécutoire, elle est passée à une simple instance technique veillant à des travaux préparatoires et émettant finalement un simple avis consultatif, soumis à l’approbation, et qui sera susceptible même à subir une révision par une instance supérieure.
Cependant, afin de faciliter les travaux de la commission, l’article 23 nouveau du projet de loi a procédé au renforcement du pouvoir d’investigation de la commission avec la coopération des services et organismes publics compétents. Ces derniers sont tenus de lui communiquer, sur sa demande, les informations, renseignements et documents dont ils disposent. Elle pourrait même demander et recevoir des renseignements auprès d’instances étrangères.
En plus, l’élaboration du projet de conciliation se fait toujours en recourant à l’assistance d’experts spécialisés pour déterminer les estimations financières.
B/ L’institution d’un nouveau rôle attribué au chef du contentieux de l’Etat
L’expérience précédente avait montré une inefficacité du rôle de la commission en matière d’animation de la procédure pour aboutir concrètement à la conclusion et la signature d’un accord de conciliation avec les personnes concernées. C’était justement ce maillon faible qui devrait être réparé par le nouvel amendement. A cet effet, dans le cadre de l’amendement, presque toutes les compétences de la commission nationale en cette matière ont été dévolues au chef du contentieux de l’Etat.
En cette qualité de chef de contentieux de l’Etat et conformément à son rôle traditionnel de représentant légal de l’Etat auprès des tribunaux, il est la partie légalement compétente pour signer pour le compte de l’Etat les conciliations. C’est donc lui qui va notifier à la partie demanderesse de la conciliation la décision du conseil de sécurité nationale, dans un délai de trois jours à partir de sa réception.
C’est lui également qui prend acte de l’attitude d’acceptation ou de refus du projet de la conciliation, émanant du demandeur de la conciliation ou de son représentant.
Finalement, dans l’hypothèse d’acceptation du projet de conciliation proposé, c’est toujours le chef du contentieux de l’Etat qui est compétent pour conclure et signer le PV de l’accord de conciliation avec le demandeur ou son représentant.
C/ L’attribution au Conseil de sécurité nationale d’une compétence décisionnelle en matière de conciliation
Une fois la commission nationale pour la conciliation pénale achève ses travaux préparatoires d’investigations, de négociation et d’élaboration du projet de conciliation, elle est tenue de transmettre ce projet au président de la République, dans un délai de 48 heure à partir de la signature du procès verbale du projet.
La principale innovation du projet de loi portant amendement au décret-loi relatif à la conciliation pénale est de soustraire à ladite commission le pouvoir décisionnel et d’attribuer ce dernier au Conseil de sécurité nationale, qui est saisi par le président de la République, sans contrainte de délai spécifique.
Désormais, c’est le Conseil de sécurité nationale qui détient la compétence exclusive de trancher sur le sort du projet de conciliation, soit par son approbation, soit son rejet, soit même son amendement à travers l’augmentation du montant des sommes exigibles ou même la révision du ou des projets à exécuter.
Le Conseil de sécurité intervient également en matière d’emploi des fonds résultant de la conciliation et déposés dans un compte spécial du trésor intitulé « Compte des produits de la conciliation pénale » qui est sensé abriter les sommes destinées initialement à être employées dans des projets de développement dans les régions et réparties en fonction du degré de pauvreté.
La principale innovation introduite par le projet de loi d’amendement, dans ce domaine, est la volonté de canaliser les sommes collectées dans le cadre de la conciliation pénale dans le financement de projets d’intérêts national. Cette nouvelle notion n’a pas été définie et circonscrite par le nouveau texte, à l’instar de l’article 20 de la loi d’investissement.
Mais c’est précisément le Conseil de sécurité nationale qui a été doté d’un pouvoir discrétionnaire pour déterminer quels sont les projets revêtant un intérêt nation, pour prioriser ces projets selon des critères qu’il met en œuvre de manière discrétionnaire également et c’est lui-même en outre qui décide l’affectation de l’accomplissement de ces projets aux dossiers de conciliation dont il est saisi.
II/ Les atteintes aux principes de la justice et d’équité dans le système de la conciliation pénale
Certainement nous avons tenté d’apprécier le système de conciliation pénale proposé à l’égard, tout d’abord des principes de justice et d’équité, dont le texte même proclame de manière solennelle, et d’autre part, à l’égard des impératifs d’efficacité et de réalisme qui constituent des conditions sine qua non de sa réussite sur le plan pratique. Sur la base de l’ensemble de ces considérations, nous avons pu dégager les observations suivantes :
A/ Le manque de cohérence du régime proposé de la conciliation pénale
Certes, ce n’est pas tous les types d’infractions pénales d’ordre économique et financier qui sont soumis à la procédure de la conciliation. En revanche, et en l’absence de ladite conciliation, les procédures aussi lourdes, longues et complexes d’investigations, d’instruction et l’accomplissement de toutes les voies administratives et juridictionnelles pourraient rendre le système répressif dans ce domaine assez inefficace, et même économiquement et financièrement contreproductif.
L’idée en soit d’introduire un système de conciliation dans la procédure pénale économique et financière est sans doute aussi noble que louable. Mais, sa mise en œuvre à travers le système de conciliation pénale proposé par le décret-loi n°13 du 20 mars 2022, tel que refondu par le projet de loi d’amendement, présente les incohérences suivantes :
Tout d’abord, le système proposé méconnaît la préexistence de régimes de conciliation institués par la législation et réglementation en vigueur pour certains domaines spécifiques d’infractions pénales, à l’instar des infractions fiscales pénales, des infractions douanières et des infractions de change, pour citer des matières déjà comprises dans le champ d’application du régime proposé de la conciliation pénale, et visé par l’article 6 du décret-loi. Il résulte que dans ces matières, on risque de se trouver dans une superposition de régimes de conciliations qui pourrait constituer un double emploi et par conséquent, un risque inévitable de nuire à la cohérence du système et une remise en cause certaine des principes d’équité et de la justice.
En second lieu, à la place d’instituer un régime de conciliation pénale exceptionnel qui s’applique temporairement sur l’ensemble des matières économiques et financières, les matières pénales économiques et financières dépourvues dans notre législation et réglementation en vigueur d’un régime spécifique de conciliation méritent plutôt qu’elles en soient dotées de textes spécifiques applicables de manière permanente. Sachant que plus particulièrement, on avait longtemps débattu sur la nécessité d’introduire une procédure de conciliation spécifique aux infractions visées par l’article 96 du code pénal, qui mérite en même temps qu’on clarifie davantage ses contours et, ce, notamment afin d’éviter une paralysie de l’administration économique.
B/ Le caractère discrétionnaire des valeurs estimées
Tout d’abord, selon l’article 23 nouveau du décret-loi, l’estimation de la valeur des sommes exigibles dans le cadre de la conciliation pénale est effectuée au niveau de la commission nationale sur la base de la valeur des biens mal acquis, ou de l’avantage injustifié, ou du dommage causé à la collectivité nationale, majoré de 10% par année depuis la date de la réalisation des actes.
Or, force est de constater que, d’une part l’ensemble de ces critères ne sont pas très adaptés et applicables à certains types d’infractions pénales d’ordre économique et financier ; et, d’autre part, ils sont à la fois approximatifs et subjectifs, aboutissant le plus souvent à des estimations plus ou moins discrétionnaires et donc relativement excessives et qui risquent de devenir même davantage excessives, notamment après l’applications de la majoration annuelle de 10%.
Le caractère discrétionnaire des valeurs estimées s’aggrave davantage à travers le droit discrétionnaire attribué par le nouvel amendement au Conseil de sécurité nationale de la possibilité d’augmenter les sommes arrêtées initialement par la commission nationale, sans être tenu par la loi d’avancer des motifs objectifs.
C/ La brutalité des montants réclamés
- La remise en cause de la garantie de la sécurité juridique
Le champ d’application temporel du régime de la conciliation pénale proposé semble être ouvert dans le temps et il méconnait vraisemblablement la garantie, dans un Etat de droit, de l’impératif du respect de la sécurité juridique des acteurs économiques.
En effet, il résulte notamment de l’article 3 du décret-loi, que l’objet de la conciliation pénale pourrait porter sur les infractions économiques et financières qui sont commises sur une période assez longue pouvant aller même avant 2011 et jusqu’à la date de la publication dudit décret-loi. Ce qui pourrait se traduire inéluctablement par la négation de la possibilité pour les personnes concernées de se prévaloir du droit de prescription des actes commis, et les rend constituables d’infractions pénales, au-delà des délais de prescriptions légale.
- Les modalités irréalistes de recouvrement des sommes exigibles
Les modalités de recouvrement des sommes exigibles dans le nouveau régime de conciliation pénale varient en fonction de la nature de l’accord de conciliation. Mais que ce soit dans le cadre de la conciliation définitive ou de la conciliation provisoire, la caractéristique commune est le caractère irréaliste des modalités de recouvrement instituée par le régime proposé de recouvrement des sommes exigible objet de la conciliation.
Tout d’abord, il est prévu que l’accord de conciliation, même accepté par le demandeur, ne peut être conclu de manière définitive que si le demandeur procède préalablement au paiement au comptant, en déposant toutes les sommes exigibles dans « le Compte des produits de la conciliation pénale » et présente un reçu de versement au chef du contentieux de l’Etat. Or dans la pratique, et surtout dans un contexte de crise économique généralisée, il est très peu probable qu’un chef d’entreprise ou toute autre personne, même coupable des actes et faits incriminés, dispose en liquidité de sommes décomptées en des millions de dinars. D’ailleurs, la période et le contexte de la procédure de conciliation pénale actuelle ne permettent même pas de liquéfier certains éléments de patrimoine pour permettre auxdites personnes de régler au comptant les sommes exigibles.
Ensuite, il y a lieu de noter que le système de conciliation a bien prévu la possibilité de concrétiser un accord de conciliation en deux étapes. Dans un premier temps, la conclusion d’un accord provisoire par suite du paiement de 50% des sommes exigibles et ensuite, la conclusion d’un accord définitif dans trois mois seulement, à condition de payer au préalable les 50% restant. Néanmoins, même cette possibilité de paiement fractionnée semble aussi excessive que le paiement au comptant. En effet, en premier lieu, cette possibilité s’estompe à la difficulté pratique ci-dessus rappelée, consistant à pouvoir mobiliser initialement un montant égal à 50% des sommes exigibles pour pouvoir conclure un accord provisoire. Ensuite, le délai imparti pour la mobilisation du reste des sommes exigibles semble relativement court et pratiquement difficile à respecter.
Enfin, il est envisagé dans l’hypothèse où l’accord de conciliation porte sur l’exécution d’un projet ou des projets dans la limite des sommes exigibles, qu’il soit conclu un accord de conciliation provisoire, subordonné par la consignation d’une caution égale à 50% au moins des sommes exigibles. Cependant, même si cette modalité de recouvrement semble plus assouplie que les précédentes, il est certain que dans la pratique, le fait d’imputer 50% du patrimoine de la personne concernée par la conciliation, risquerait de limiter de manière significative ses capacités de financement du projet engagé. Ces difficultés sont encore aggravées par l’institution d’autres mesures conservatoires relativement draconiennes qui risquent de bloquer l’action du débiteur des sommes exigibles.
En somme, l’impératif d’assouplissement des modalités de recouvrement des sommes exigibles constitue un facteur primordial de l’effectivité et de la pérennité du système de la conciliation pénale.
D/ La disproportionnalité des sanctions instituées
Tout d’abord, il est tout à fait légitime de disposer dans l’article 37 nouveau du décret-loi que les procédures de poursuites et de jugement ou de l’exécution des peines seront poursuivies en cas de d’inexécution totale ou partielle du projet de la conciliation pénale ou en cas de non-conclusion de l’accord définitif de la conciliation. Bien que logiquement et équitablement, on aurait dû donner une autre chance pour redynamiser le processus de la conciliation et de résoudre plus particulièrement les causes du blocage. Cette deuxième chance est d’autant plus légitime que, comme nous l’avons démontré plus haut, les modalités d’estimations des valeurs des sommes réclamées et surtout les modes de recouvrement institués sont assez viciés.
Néanmoins, les autres sanctions prévues par le même article 37 nouveau sont à notre avis assez exagérées et débordent les garanties communément admises des droits de l’homme et même le cadre normatif constitutionnel.
Il en est ainsi, pour la réappropriation automatique des sommes consignées, quelque soit le type du dossier, alors que les règles d’équité et de justice exigent que lorsque l’accord de conciliation est résolu on devrait revenir en principe à la case départ et la poursuite des procédures de jugement nécessite de subordonner le sort du dossier aux décisions définitives du juge compétents.
Mais les atteintes aux garanties fondamentales et aux principes constitutionnels se manifestent plus particulièrement dans l’institution d’une sanction collective qui frappe le patrimoine familial (le conjoint, les descendants ainsi que les ascendants) du demandeur de la conciliation, en cas de sa fuite en cours d’exécution du projet de conciliation. Il est incontestable que ce passage brutal vers la confiscation pure et simple du patrimoine des membres de la famille, sans aucune limitation ni justification, constitue une atteinte fondamentale au principe de la personnalité de la peine et sur tout une violation injustifiée du droit de la propriété.
En guise de conclusion, Il y a lieu de noter que nous avons voulu contribuer à travers cette lecture critique du projet de loi d’amendement sous l’angle de l’équité, de la justice et de l’efficacité, et ce, afin d’éclairer tout d’abord les décideurs qui sont impliqués dans la conception, l’élaboration et l’exécution du système de la conciliation pénale, d’inspirer ensuite nos députés qui sont entrain d’examiner ledit projet de loi et d’enrichir, enfin, le débat public sur une thématique aussi importante qu’elle pourrait marquer l’environnement des affaires en Tunisie.