Une fois parvenu à la présidence de l’ARP, le cheikh Rached Ghannouchi obtient ce qu’il voulait, une meilleure visibilité institutionnelle et, selon certains, traités par lui d’esprits chagrins, l’immunité. Costumé, cravaté, rasé de près, parfumé, il apparaît tout à fait défroqué. Mais dès la première séance plénière, le tohu-bohu provoqué, entre autres, par la députée Abir Moussi, lui rabat le caquet.
Vlan ! Que suis-je venu faire dans cette galère après mon indiscutable empire à Montplaisir ? L’ambiance exécrable projette à sa figure, ébahie, le reflet de la société rendue, par lui et son parti, quasi ingouvernable tant la bipolarisation bloque l’économie et pervertit la discussion, à l’heure où la voyoucratie réelle enlise la démocratie formelle. A propos de cette brusque mutation du grand chef nahdhaoui et de son étrange passage de la suffisance à sa démystification, un poète à la verve ironique et meurtrière avait eu un sacré flair. Il a pour nom Guillaume Apollinaire et rédigea un bref poème titré « Le paon » dont voici les quatre vers : « En faisant la roue, cet oiseau, / Dont le pennage traîne à terre, / Apparaît encore plus beau, / Mais se découvre le derrière ».
Le carnaval parlementaire poursuit ses manières cavalières avec l’énonciation de formulations charretières et de gesticulations vulgaires.
Echaudé, le pourtant président a bien fait de s’absenter malgré l’annonce de sa présence pour la palabre afférente à la loi de Finances.
Comment « le peuple » présumé avisé, a-t-il pu cultiver de pareils navets ? Bourguibiste, et donc par définition moderniste, Taoufik Glenza, employé occasionnel chez Fethi Hached, le marchand de fruits, répond à ma question : « Ils ont réussi à tromper le pays par l’utilisation de la religion et ils ont ruiné le pays. C’est ça la nakba. Fou est celui qui accepterait la responsabilité de l’économie ravagée ».
Jusqu’ici masqués, les nahdhaouis surent éviter la méprise grâce à la tactique des éminences grises. Ils tiraient les ficelles ministérielles sans trop afficher leur voix et leur être-là. Aujourd’hui, les voilà exposés aux regards braqués vers les trois pouvoirs. Hélas, pris sous les feux de la rampe, au Bardo, tangue, déjà, le rafiot.
Une fois le fonds de la zakat rejeté par l’Assemblée où ils escomptaient régner, les nahdhaouis encaissent un joli camouflet. Samir Dilou, ya wilou, tonitrue.
Pour les frères musulmans, ce refus exprime l’anticléricalisme. Pour leurs adversaires, le subterfuge de la zakat, véritable cheval de Troie, remet en question les prérogatives laïques de l’Etat civil, monstre aux allures coloniales et à phagocyter, coûte que coûte, par l’optique théocratique.
La répercussion de ce débat, transposé au plan de l’agora, offre à l’investigation, l’occasion d’exhumer la façon dont le parti clérical tire les marrons du feu mohamétan.
Natif de Matmata et employé à Tunis, Nabil Dabboussi, interviewé le 16 décembre me dit : « Abir Moussi n’est pas des nôtres mais elle a raison. Attribuer la gestion de la zakat aux fonctionnaires de l’Etat la ferait disparaître dans la poche des voleurs et des corrompus.
Seule une institution religieuse garantit la transparence et la distribution de l’argent aux nécessiteux. D’ailleurs, la zakat fonctionne de personne à personne ». Tel un volant régulateur du vote au profit des nahdhaouis, la croyance religieuse relie bon nombre de citoyens à la caste enturbannée des politiciens. Ce marqueur du champ partisan plonge ses racines dans les catégories de pensée léguées par l’ancienne société. Mais aujourd’hui, la sécularisation du monde social ajoute son piédestal. Cela se voit partout mais un exemple suffira. Au gouvernorat de Bizerte et dans un village perché, deux pas séparent la petite église de la minuscule mosquée.
De coutume, l’objet trouvé suspendu à l’entrée du lieu sacré, attend son propriétaire en toute sécurité. Après l’appel à la prière, le muezzin le signale à la communauté.
Mais la police intervient et interdit ce procédé. L’objet trouvé devra, désormais, se voir déposé au poste policier.
Lors de mon enquête, publiée, les villageois réfutent la transformation car, pour eux, l’objet trouvé remis aux policiers risque de s’envoler.
Vu la sécularisation généralisée, la croyance titube entre la tradition et la modernité : « La police est contre nous », disait Ghannouchi au djihadiste Abou Iyadh. Il faudrait patienter, le temps de nous en occuper. Le conflit n’est pas fini. Car au moment où la croyance religieuse opère dans le ciel des idées, les frères musulmans foulent aux pieds le terrain bel et bien concret. Les rêveurs deviennent tireurs partis vers les zones de conflit.
Transposée du sacré au profane, cette ample problématique opposa l’empirisme aristotélicien à l’idéalisme platonicien.
Ici et maintenant, le paon l’a bien compris et il fonce tête baissée dans les affaires séculaires, quitte à provoquer le sourire de Guillaume Apollinaire.
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