On n’aurait peut-être pas dû y prêter attention. Et puis quand même, il s’agit d’un communiqué du syndicat des journalistes appelant à boycotter Abir Moussi, présidente du parti destourien libre, pour ses «allégations» contre un journaliste. Les mots ne sont pas de simples bulles de savon, surtout lorsqu’ils sont utilisés par un syndicat. En ces temps de mobilisation des mécontents, de diffusion de fausses informations et de fatigue intellectuelle, le devoir d’informer n’a jamais semblé aussi compliqué et décrié. D’ailleurs depuis 1631, l’année qui marque symboliquement la naissance officielle du journalisme, et de son «péché originel», celui d’être «un contre-pouvoir», ce métier, pas comme les autres, suscite l’envie autant que le mépris. Des journalistes traités de «collabos», empêchés de faire leur travail, voire molestés, dès qu’ils s’avisent d’émettre la moindre réserve sur un homme politique au pouvoir ou à l’opposition. L’empoignade ne semble pas près de s’arrêter. Les attaques tous azimuts contre les journalistes se sont multipliées. L’intimidation, la menace et la violence contre la liberté d’expression sont les armes de toutes les dictatures, qu’elles soient militaires, théocratiques, populaires ou, comme jadis, prolétariennes. Il est pour le moins troublant, pour ne pas dire révoltant, qu’il faille rappeler de telles évidences après dix ans de «liberté d’expression» dans un pays qui, jusqu’à nouvel ordre, est une démocratie même imparfaite et très vulnérable. Une démocratie qui constitue une rareté précieuse dans le monde arabe. Cela ne doit pas conduire à occulter ou à minimiser les importantes lacunes de notre milieu médiatique en général et journalistique en particulier, son incapacité de se réformer en profondeur et le rôle toujours prépondérant qu’y jouent les infiltrés. Certes, il arrive toujours que la relation entre les politiciens et les journalistes traverse des épisodes orageux. Mais la crise actuelle est plus longue que d’habitude et, surtout, personne ne semble avoir envie, côté politiciens, d’y mettre un terme. Que l’on sache, en effet, et quels que soient les arguments «spécieux» qui voudraient justifier le contraire, nous sommes bien dans une ambiance de liberté. Chacun y est libre de s’exprimer, de débattre, de défendre ses idées. C’est une condition élémentaire de la démocratie. Elle peut en devenir l’ennemie lorsque, loin de débattre, de critiquer, de contester ou de blâmer, elle agresse, violente et se laisse gagner par la bêtise la plus hargneuse. Rien n’est simple en la matière, mais il s’agit de ne pas oublier que la liberté d’expression repose sur un pari déjà ancien : les dérives ne seront jamais aussi dangereuses que son étouffement, et on ne sait à quel moment le remède se révélera pire que le mal. Plongés dans la tempête, accaparés par leurs luttes intestines, gagnés par le doute, les journalistes ont ajouté une autre dimension à leur syndicalisme : la colère y a donné libre cours au corporatisme banalisé. C’est se tromper de combat et desservir une cause. Il y a suffisamment de problèmes dans ce secteur pour ne pas en inventer d’autres. Qui sont très souvent imaginaires. On sait que la confiance du public dans le journalisme est, depuis longtemps, au plus bas. On sait aussi que les gens préfèrent le contourner pour aller directement chercher les informations sur Facebook ou Twitter, mais faute de stratégie et parce qu’ils récusent tout mécanisme d’arbitrage et discipline, les journalistes ont transformé leur secteur en petit marais où peuvent prospérer en toute impunité les poisons. Et là, leurs ennemis pourraient être eux-mêmes : «Le vice et la vertu sont des produits, comme le vitriol et le sucre», écrivait le philosophe et historien français Hippolyte Taine (1828 – 1893). Le quatrième pouvoir, ou ce qu’il en reste, a du vague à l’âme et les journalistes devront mieux s’interroger sur leurs impasses pour regagner la confiance de l’opinion publique. Quant à moi, mon conseil d’hygiène mentale dans cette confusion : prendre congé des politiciens, syndicalistes et chroniqueurs sur canapé à qui les scandales n’ont rien enseigné, saisir dans sa bibliothèque un livre, et ouvrir grand ses poumons.
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