Par Peter Cross (de Londres pour Réalités)
Le Qatar, c’est bien connu, est un accro du shopping. Tellement que le petit émirat vient de s’offrir le plus célèbre des grands magasins parisiens, le Printemps, pour le transformer en temple du luxe. Ces dernières semaines, les derniers achats du Qatar – que ce soit une bonne grosse part de la Deutsch Bank ou une participation de contrôle dans la Révolution syrienne – semblent avoir garni toutes les « Une » du Financial Times.
Christopher Dickey, rédacteur chargé du Moyen-Orient à Newsweek, consacre un long article à l’une des premières acquisitions de l’année :
En janvier, Al Jazeera a acheté Current TV, chaîne câblée américaine créée par [l’ancien candidat démocrate à la vice-présidence] Al Gore, pour quelque 500 millions de dollars. Par la suite, la chaîne qatarie a annoncé son intention de remplacer Current par une toute nouvelle chaîne, Al Jazeera America […] et d’embaucher environ 800 personnes aux Etats-Unis. Elle a reçu plus de 22.000 candidatures. […] L’époque où, sous l’administration de George W. Bush, Al Jazeera était surnommée «la télé terroriste» aux Etats-Unis, semble bien loin.
[…]
Jusqu’à présent, très peu de fournisseurs américains d’accès aux chaînes câblées ont osé ou ont voulu programmer Al Jazeera English, en raison de cette réputation sulfureuse d’Al Jazeera, et aussi parce que l’actualité internationale n’est pas ce qu’il y a de plus vendeur auprès des téléspectateurs américains. D’une manière générale, les abonnés ne paient pas des chaînes individuelles mais des bouquets de chaînes. Or, Current TV, même si elle était plus ou moins dépourvue d’audience, est présente dans de nombreux bouquets. Au fond, c’est ce positionnement qu’Al Jazeera s’est offert.
Mais tout n’était pas si simple, précise le New York Times :
Pendant des années, Al Jazeera avait tenté sans succès de persuader les câblo-opérateurs de proposer Al Jazeera English. L’achat de Current TV lui a donné une nouvelle porte d’entrée aux Etats-Unis, et l’on s’attendait à ce qu’Al Jazeera America se contente plus ou moins de rediffuser le contenu de sa chaîne anglophone existante […].
Mais les câblo-opérateurs s’y sont opposés, faisant valoir que, s’ils avaient à plusieurs reprises choisi de ne pas proposer la chaîne existante, ce n’était pas pour laisser Al Jazeera se glisser dans leurs bouquets en se faisant passer pour Current TV.
[…]
Aussi les propriétaires d’Al Jazeera ont déclaré en janvier que Current serait remplacée par Al Jazeera America, une chaîne d’informations internationales dont 60 pour cent de la programmation seraient produits aux Etats-Unis, les 40 pour cent restants provenant d’Al Jazeera English […]
Ce projet n’est plus. Désormais, Al Jazeera America veut désormais produire la quasi-totalité de sa programmation aux États-Unis […].
Elle sera beaucoup plus centrée sur les Etats-Unis, couvrant les affaires intérieures plus souvent que les affaires étrangères. En d’autres termes, elle fonctionnera à peu près comme CNN (mais en moins sensationnaliste, selon des responsables de la nouvelle chaîne) et Fox News (en moins polémique).
Evidemment, cela demandera un effort plus conséquent. Du coup, comme le fait remarquer Christopher Dickey à Newsweek :
Le lancement d’Al Jazeera America n’aura pas lieu comme initialement prévu en début d’été ; certains initiés vont jusqu’à affirmer que ce sera un exploit de prendre l’antenne avant l’automne, voire avant la fin de l’année.
[…]
Certes, le portefeuille des Qataris est suffisamment bien garni pour qu’on puisse affirmer, sans trop craindre de se tromper, qu’ils ne laisseront pas le projet s’effondrer, au moins à court terme. Ou en tout cas pas avant le lancement.
[…]
Mais il est clair que l’implantation d’Al Jazeera aux États-Unis coûtera cher. Des milliards de dollars sont en jeu, sur lesquels on ne verra pas de retour avant longtemps, voire jamais. Alors, où est l’intérêt du Qatar dans cette affaire ?
[…]
Les Qataris ont fait leurs calculs. Ils ont compris que leurs revenus tirés du gaz naturel commenceront à diminuer de façon spectaculaire dans les années à venir, et qu’ils feraient mieux de s’y préparer.
[…]
« L’avenir du Qatar, c’est le soft power, » explique Mohamed Al Kuwari, ambassadeur expérimenté et séducteur du Qatar à Paris. Et les dirigeants de la famille Al Thani ont compris ce dont ils avaient besoin pour promouvoir leur image et celle de leur pays sur la scène mondiale au 21e siècle.
Et voilà que les médias des Al Thani subissent l’effet boomerang de ces ambitions. Le chroniqueur Glenn Greenwald de The Guardian explique :
Le 14 mai, le site Internet d’Al Jazeera English a publié une tribune du professeur Joseph Massad, spécialiste du Moyen Orient à l’université de Columbia de New York, intitulée « Le Dernier des Sémites ». Le propos de Massad était évidemment sujet à controverses : il y pointait la similitude des objectifs du mouvement sioniste à ses débuts et de ceux des fanatiques anti-juifs en Europe à la même époque (à savoir, débarrasser le Vieux contient de ses Juifs), détaillait les cas de collaboration entre nazis et sionistes allemands pour faciliter le départ des Juifs d’Europe […], et soulignait les multiples désaccords entre Juifs quant au bien-fondé et à la justesse du sionisme (un grand nombre de Juifs européens insistaient qu’ils ne voulaient pas, et ne devaient pas, quitter leurs pays d’origine pour une terre lointaine qui n’était pas la leur).
Comme on pouvait s’y attendre, de nombreux commentateurs – et notamment ceux qui depuis des années traitent d’antisémites tous ceux qui se permettent de critiquer Israël – ont rapidement et énergiquement dénoncé les arguments de Massad.
[…]
Un débat intense s’en est suivi, comme Massad et les rédacteurs d’Al Jazeera l’avait prévu ; ceci est un des effets connus, et tout à fait souhaitable, du journalisme d’opinion.
Mais la donne a changé dès le 18 mai. Sans le moindre commentaire ou explication, des responsables anonymes d’Al Jazeera ont donné l’ordre pour que l’article de Massad soit supprimé.
[…]
Aucun média ne peut agir de cette manière sans fournir des explications à son public, et s’attendre à ce que sa crédibilité reste intacte. Comment peut-on exiger la transparence et la responsabilité des autres tout en refusant d’en faire preuve soi-même ?
[..]
Qu’un média décide d’emblée de ne pas publier un article d’opinion pour des raisons de qualité, c’est une chose ; qu’il retire à posteriori un article qu’il a déjà publié, simplement parce que cet article choque certaines personnes, c’en est une autre. Choquer, c’est une fonction indispensable du journalisme, et le fait que des propos choquent n’est pas une preuve de leur invalidité.
[…]
La suppression par Al Jazeera de cette tribune, et surtout son refus de fournir une explication à ce qui s’est passé, ont une importance qui dépasse ce seul épisode. Selon le témoignage de plusieurs personnes qui travaillent pour Al Jazeera, […] les responsables la chaîne sont devenus beaucoup plus prudents, voire craintifs, depuis l’achat de Current TV en prélude à l’entrée sur le marché américain.
[…]
En particulier, […] le nouveau patron d’Al Jazeera America, Ehab al-Shihabi, serait terrorisé par l’idée que, si la chaîne vexait les cercles pro-israéliens aux États-Unis cela renforcerait la perception d’Al Jazeera comme étant à la fois anti-américaine et anti-israélienne, ce qui détruirait ses rapports avec les annonceurs comme avec les fournisseurs d’accès tout en la rendant toxique aux yeux de la classe politique américaine.
[…]
Tout cela se déroule sur fond de critiques de plus en plus audibles, émises parfois même par ses propres journalistes : le fait qu’elle appartienne à l’émir du Qatar aurait un effet de plus en plus marquant, et délétère, sur la qualité du journalisme d’Al Jazeera, qui devient un outil de propagande pour la politique étrangère du régime qatari. Jusqu’à présent, ces critiques ont surtout ciblé Al Jazeera arabe. En revanche, Al Jazeera English semble avoir su conserver plus ou moins intacte son indépendance ; c’est une chaîne qui produit de manière constante un travail journalistique courageux et de qualité.
La question est de savoir si cela pourra continuer à partir du moment où Al Jazeera cherche à établir une présence sérieuse aux États-Unis.
P.C.