La montée de la violence au sein de la société tunisienne (assassinats de l’opposant Mohamed Brahmi et de huit soldats de l’armée), loin de se traduire par des réflexes d’unité nationale et de communion patriotique, a encore davantage renforcé la bipolarisation politique (islamistes/laïcs), accréditant l’image des « deux Tunisie », l’une progressiste, laïque, moderniste et ouverte sur le monde, l’autre conservatrice, religieuse, dogmatique et repliée sur son identité arabo-musulmane. C’est d’ailleurs une représentation manichéenne et simpliste qui semble plaire aux observateurs et aux médias occidentaux, pas si mécontents finalement de voir s’enliser l’expérience démocratique tunisienne et égyptienne dans les sables mouvants du despotisme oriental (à barbes ou sans barbe), comme la marque d’un narcissisme civilisationnel et l’expression d’un profond mépris pour les peuples du Maghreb et du Machreck: « Les Arabes ne sont pas mûrs pour la démocratie. Quand on la leur donne, ils la cassent aussitôt tel un enfant gâté qui viendrait de recevoir un jouet ». Les crimes frappant des démocrates arabes les ont confortés dans cette conviction que la démocratie n’est pas un système viable pour les Arabes.
Malheureusement cette culture du mépris à l’égard des peuples arabes, héritée de l’orientalisme du XIXe et du début du XXe siècle, si bien analysé par Edward Saïd, n’est pas propre à l’univers des élites occidentales. On la retrouve aussi très largement au sein même des sociétés arabes, relayée par des élites locales, qui véhiculent cette vision culturaliste selon laquelle le peuple serait profondément immature et mériterait d’être éduqué, voire rééduqué, politiquement. En somme, en Tunisie, comme en Égypte, nombre d’élites et d’intellectuels s’érigent en « pédagogues du peuple », pensant détenir la vérité absolue en matière d’organisation sociale et de dessein politique. Mais ce qui rend la chose plus compliquée, c’est que ces élites arabes prétendent parler au nom du peuple, surenchérissant sur leur proximité sociale et culturelle avec les « gens ordinaires » et déniant à leurs adversaires politiques tout droit de se réclamer de la légitimité populaire. En somme, ils se posent comme des élites du peuple au service du peuple, quitte à ignorer les modes de représentation démocratiques quand, précisément, ces « formes constitutionnelles » viennent déranger leurs ambitions politiques. C’est ce que l’on appelle le populisme, hérité des ambivalences de la lutte nationaliste qui s’est consolidée tout au long du régime néo-destourien de Bourguiba et de la dictature de Ben Ali. Ce populisme a constamment joué sur cette idée « d’aller au peuple » pour mieux l’éduquer, le développer, le contrôler, le surveiller, mais aussi le réprimer. Le plus grave est que cette posture populiste n’est pas propre aux anciennes élites néo-destouriennes. Elle imprègne aujourd’hui tous les milieux politiques tunisiens, de l’extrême gauche aux islamistes, en passant par les nationalistes arabes, les communistes et les libéraux et constitue, selon nous, l’une des principales caractéristiques des élites tunisiennes : parler au nom du peuple mais aussi (et surtout) à la place du peuple !
Aussi, plutôt que de céder aux visions classiques héritées de l’orientalisme, d’une Tunisie progressiste et moderniste faisant face à une Tunisie conservatrice et obscurantiste, convient-il de mettre en évidence la confrontation de deux populismes qui sont finalement issus de la même matrice nationaliste : le populisme laïc et le populisme islamique qui partagent cette posture élitiste faite à la fois de compassion et de mépris pour le « petit peuple » tunisien. Elles s’en réclament tout en veillant à s’en distancier pour mieux asseoir leur supériorité. La crise actuelle n’est pas tant un combat entre « modernistes » et « fondamentalistes » que le choc de deux populismes qui, à bien des égards, apparaissent comme des frères jumeaux.
D’un côté, les tenants du populisme laïc, qui n’ont toujours pas fait leur examen critique depuis les errements des années 1980-1990, au cours desquels une partie d’entre eux (pas tous heureusement), a largement cautionné la dérive répressive du régime de Ben Ali et le verrouillage sécuritaire de la société, au nom de la « protection du peuple » face aux dangers de l’obscurantisme religieux incarné par le MTI et Ennahdha. C’est bien au nom du peuple qu’il s’agissait d’éradiquer le phénomène islamiste quitte à signer un chèque en blanc à la dictature et faire un Pacte avec le diable Ben Ali. La Tunisie a alors connu l’une des périodes les plus violentes de son histoire contemporaine avec des milliers d’arrestations, d’incarcérations (les prisons se sont transformées en camps d’internement), de viols de femmes dans les commissariats et de morts sous la torture. Mais, aux yeux des élites modernistes, cette violence était « légitime » parce qu’elle protégeait le peuple tunisien du « péril intégriste ». On connait la suite de l’histoire : ces élites laïques ont fini par renoncer à « aller au peuple » préférant s’enfermer dans la bulle des ONG subventionnées et des « pseudo partis politiques » ou, pire, se murant dans un silence total.
De l’autre côté, les tenants du populisme islamiste, qui restent persuadés d’être les seuls représentants de la « Tunisie authentique ». Dans cette optique, leur islamité serait synonyme de popularité. Une telle posture conduit rapidement à la démagogie populiste qui consiste à masquer les vrais problèmes économiques et sociaux en injectant des passions identitaires pour calmer le peuple en lui faisant oublier l’essentiel. Les islamistes offrent au « petit peuple » un spectacle identitaire permanent, des « jeux du cirque » des temps modernes en quelque sorte. Sur ce plan, les élites islamistes ne sont guère différentes des élites laïques : elles se sentent investies d’une mission divine de rééducation du peuple tunisien, comme si celui-ci était profondément immature et voué à l’ignorance éternelle. De ce fait, les islamistes se revendiquent de la « légitimité populaire » et traitent leurs adversaires politiques en « ennemis du peuple » ou, pire, en « anciens collabos » de la dictature. C’est une forme d’appel à la violence, moins au nom de la religion, contrairement à ce que l’on pourrait croire, qu’au nom du combat pour la défense de l’authenticité tunisienne et du droit du peuple à être lui-même, comme si l’identité de la Tunisie était une essence invariable.
On est donc en présence de deux populismes rivaux, prêts à en venir aux mains et à banaliser des procédés peu démocratiques qui rappellent étrangement ceux utilisés par les régimes de Bourguiba et de Ben Ali : intimidation des opposants, répression des mobilisations citoyennes, disqualification de l’adversaire. Deux populismes qui se renvoient en permanence la responsabilité de l’usage de la violence politique et revendiquent le monopole de la légitimité populaire, comme s’ils étaient les seuls à la détenir. Mais on peut se demander si ces postures populistes, laïque et islamiste, reposant sur ce sentiment de supériorité tiré d’une prétendue proximité avec la « Tunisie profonde », n’est il pas la marque d’un profond autisme des élites politiques tunisiennes à l’égard de leur propre peuple.
Par Vincent Geisser*
*Politilogue à l’Institut français du Proche-Orient (Beyrouth)