Adonis, ce fanatique de la séparation entre l’État et la religion et cet incurable rêveur de la démocratie et de la laïcité dans le Monde arabe vient de sortir un nouveau livre intitulé « Printemps Arabes : Religion et Révolution ». Il s’agit d’un ensemble de ses articles publiés dans plusieurs journaux (Al Safir, Al Hayet…) sur le Printemps arabe. De l’enthousiasme total, le poète syrien vire vers la frustration du devenir des révolutions, confisquées par les forces extérieurs et les mouvements islamistes. Plus que jamais, il sent que la lutte pour l’instauration de l’État à caractère civil et de la société moderne et laïque reste d’actualité. D’où la nécessité d’achever ce travail commencé par la jeunesse révoltée, et institutionnaliser les principes de la liberté, des Droits de l’Homme et de la citoyenneté. Pour lui, l’expérience tunisienne promet beaucoup d’espoir et devrait servir d’exemple aux autres pays arabes.
De passage en Tunisie pour donner une série de conférences et de lectures poétiques, nous l’avons rencontré. Entretien
Vous venez de publier un nouveau livre intitulé « Printemps Arabes : Religion et Révolution ». Trois ans après le Printemps arabe ? Gardez-vous le même sentiment d’enthousiasme que vous avez éprouvé depuis le début, ou vous avez désormais de la frustration ?
Qui lit le livre se rend bien compte que j’ai toujours soutenu ce qu’on appelle « le Printemps arabe », surtout que j’ai toujours été, pour un changement dans le Monde arabe. J’ai même exagéré, au début, en disant qu’il s’agissait d’une nouvelle étape, laquelle devrait s’étendre, ensuite, au reste des pays arabes. J’ai adoré l’idée que, pour la première fois dans l’histoire de la pensée arabe moderne, se concrétisent les concepts de la séparation entre la religion et l’État, de la société civile, de la citoyenneté, des Droits de l’Homme et de la laïcité, et ce, à travers des gens qui sont descendus manifester dans la rue. Tous ces principes, étaient discutés dans les livres et dans les cercles intellectuels. Et puis, tout d’un coup, ils sont devenus une réalité dans la Place Tahrir en Égypte. C’était une grande source de fierté. Ensuite, je me suis rendu compte, soudainement, qu’il ne s’agissait que d’un songe, d’un nuage passager et que cet évènement si important a subi une déviation, avec l’entrée en jeu de facteurs stratégiques et financiers, en plus de la religion. Résultat : l’objectif de ces révolutions a muté. Ce n’est plus le projet de construire une société civile, mais de changer le régime, à l’aide de forces religieuses que nous (intellectuels arabes, ndrl) avons combattues pendant des années. C’est pour cela que je m’en suis voulu et que j’ai senti que je me suis précipité à espérer. L’ampleur du pouvoir de l’argent et « l’arabisation » de l’Occident qui a adopté les différents courants religieux m’ont surpris. Avant, nous disions que les régimes dictatoriaux sont de nouvelles formes de colonisation. Mais nous avons vu que des « oppositions » se comportent de la même manière, comme si là où nous allons, nous sommes entre les mains du colonisateur. Nous sommes parvenus à un stade où certaines de ces « oppositions » ont demandé à ce que leurs pays soient bombardés.
Vous faites allusion à l’opposition syrienne ?
Oui, parce qu’elle a demandé aux États-Unis d’intervenir et de bombarder le régime syrien. C’est incroyable !
On vous a beaucoup reproché de ne pas avoir pris une position hostile face au régime de Bachar Al Assad. Comment répondiez-vous à cela ?
J’ai traité les révolutions du Printemps arabe d’une façon globale, car je ne fais pas de la politique. Et puis, tout le monde connait ma position du régime Al Assad depuis 56. Et j’ai espéré que l’opposition syrienne soit à l’hauteur des attentes, mais elle ne l’a pas été. Pourtant, je continue à soutenir « l’opposition interne » qui est contre la violence et l’ingérence extérieure, en réclamant un État à caractère civil et une société laïque. Et là, je voudrais attirer l’attention au fait que pour des raisons politiques, le mot « laïcité » n’a jamais été prononcé dans les révolutions arabes. Il a été remplacé par « le caractère civil de l’État » qui est une expression ambiguë, laquelle pourrait signifier un régime non militaire. Or, l’idée est de créer des régimes laïques où le religieux est séparé du politique, ce qui permettrait de créer une nouvelle société. C’est pour cela que je ne voulais pas travailler avec l’opposition que je considère comme une autre forme de dictature.
Que reprochez-vous à l’opposition syrienne ?
L’usage de la violence armée et le fait de faire appel à l’ingérence extérieure, comme si c’est la Turquie, les États-Unis, l’Arabie Saoudite et la France qui font la guerre et pas l’opposition.
Après ce qui s’est passé en Égypte, peut-on encore parler du Printemps arabe ?
Il y a encore de l’espoir que l’expérience tunisienne se consolide et que le projet de l’État à caractère civil puisse se réaliser dans d’autres pays arabes, à travers l’existence d’un dialogue entre toutes les parties pour arriver au consensus. Je ne suis pas idiot pour rêver qu’une société qui a vécu 1500 ans en se basant sur la théologie, va devenir, tout d’un coup, laïque et démocrate. Mais j’espère, au moins, que se construise une voie claire qui mène vers cet objectif.
Pensez-vous que la Tunisie se trouve sur la bonne voie ?
Je pense que la Tunisie a fait des pas avancés sur cette voie et cela se manifeste à deux niveaux : D’abord, l’instauration d’un dialogue démocratique et l’arrêt de la violence. Ensuite, l’inscription des droits des femmes dans la Constitution. J’aurais préféré qu’il n’y ait pas de référence à la religiosité de l’État dans la Constitution, car il ne faut pas que l’État ait une religion. Si on respecte les libertés et les droits des non-croyants, il est nécessaire de les défendre de la même manière. La société est plurielle et le fait de dire que l’Islam est la religion de l’État est une forme de violence et de confiscation des droits d’autrui.
Que pensez-vous de la situation en Égypte ?
Je ne partage pas l’avis de ceux qui disent qu’il s’agissait d’un coup d’État car l’armée a soutenu une grande partie de la population qui manifestait contre les islamistes. Mais cette opération avait l’air d’un coup d’État militaire. C’est le peuple qui s’est révolté et le pouvoir militaire a appuyé cette volonté populaire. Mais j’aurais préféré qu’Al-Sissi ne se présente pas aux élections.
Ne lui reprochez-vous pas la persécution des manifestants à Rabaâ Al Adaouiya ?
N’importe quel pouvoir dans le monde se serait comporté de la même manière avec les casseurs qui utilisent des armes. Quand les manifestations perdent leur caractère pacifique qui respecte la différence de l’autre et se transforment en attaques contre des institutions publiques, n’importe quel État dans le monde utilisera la force, même la France.
Quel est, selon vous, l’avenir de l’islam politique ?
Je suis contre l’expression « islam politique » car elle est ambiguë. L’Islam a en lui même un caractère politique et violent car il réprime la moitié de la société, à savoir les femmes et considère le non-musulman comme un mécréant. La religion musulmane, comme elle est pratiquée, incite à la violence. C’est pour cela que j’en appelle à une nouvelle lecture, ce qui nécessite un long travail. Je voudrais préciser là, que je ne suis pas contre la religion. Je considère que l’expression « islam politique » reflète une lecture autoritaire et violente où l’Islam n’est que rite et moyen pour arriver au pouvoir. Et je suis contre cette lecture, car elle est contraire à l’Islam lui-même. En même temps, je ne soutiens pas la religion comme institution, culture ou politique éducative. J’estime qu’elle doit se limiter aux croyances individuelles. Je ne combats pas la religion car c’est un besoin naturel. Mais le musulman doit respecter les droits des autres qui ont des idées et des visions différentes.
Considérez-vous que le contexte actuel dans le Monde arabe, permette désormais, la séparation entre la religion et l’État ?
Je crois qu’il est temps de réaliser cette séparation. Si on regarde la Tunisie, on voit bien que les forces vives et créatrices dans la société comme les artistes, les poètes, les hommes de théâtre et les représentants de la société civile sont des forces civiles et laïques. Je pense que la démocratie qui passe uniquement par les urnes n’a pas de sens. Il faut qu’il y ait une culture derrière. Sinon elle devient un moyen pour promouvoir l’ignorance et la dictature.
Les intellectuels arabes n’ont pas joué un grand rôle dans les révolutions. Pourquoi ?
Ce qui s’est passé dans le Monde arabe et notamment en Tunisie est le résultat de ce qu’ont écrit les intellectuels depuis les années 50. Les révolutions arabes sont le résultat de longues années de débats, d’études et de manifestations populaires. C’est injuste de s’interroger sur le rôle de ces derniers, puisque c’est eux qui ont préparé la plate-forme culturelle pour les révolutions.
On a toujours dit que les révolutions arabes sont politiques et pas culturelles, qu’en pensez-vous ?
Dire que ce sont des révolutions politiques, c’est se limiter aux apparences. Une vision favorisée par plusieurs facteurs d’ordre financier, économique et confessionnel. Mais le changement qui s’est passé en profondeur est essentiellement culturel et il est le résultat d’un travail intellectuel cumulé qui n’apparait pas.
Pensez-vous qu’il y ait un nouveau projet qui soit en train de se mettre en place dans le Monde arabe, puisque les peuples ont refusé les dictatures, mais aussi les régimes islamistes ?
Toute chose nouvelle naît sous forme d’expérimentation. Il ne peut y avoir de progrès, dans une société, qu’à travers une rupture avec le passé. Dans le Monde arabe, la civilisation, la culture et la politique sont basées sur la religion. Pas de rupture à aucun de ces niveaux, car cela nécessite la création d’institutions et de lois qui la consacre.
Je pense que ce qui a donné à la Tunisie cette force, c’est l’existence de bases précédentes pour la rupture, lesquelles ont été mises en place par Bourguiba, comme la liberté de la femme et la sécularisation de la société.
Mais cette jeunesse qui est sorti dans la rue et qui s’est révoltée, n’a-t-elle pas créé de rupture ?
Oui, mais cette rupture est restée théorique. Elle doit s’institutionnaliser, sinon, elle est inutile. Il faut protéger les droits à travers des lois, pour que l’opinion différente ne soit pas traitée comme un crime.
Et qu’en est-il de la capacité des pays arabes à instaurer la démocratie ?
L’histoire musulmane n’a aucun lien avec la démocratie. Nos traditions sont radicalement différentes de celles occidentales. L’Occident croit dans l’individu, dans la liberté et dans la responsabilité. Mais chez les Arabes, il y a une « oumma », un groupe, une confession, une tribu. L’individu « maitre de lui-même » n’est pas encore né à l’intérieur de l’Islam. La religion est devenue chez nous un instrument de pouvoir. Il n’y a pas de « société ». Nous restons des tribus. La société musulmane est malade. Il y a même ceux qui disent que les Arabes ont besoin d’une révolution freudienne.
Faut-il sortir de l’Islam pour réaliser la démocratie ?
Ce n’est pas nécessaire de sortir de l’Islam. Mais il faut séparer l’Islam comme religion et l’État comme société. La religion est une question individuelle comme l’amour et la poésie.
Avez-vous de l’espoir qu’un jour, il y aura un changement ?
Bien sûr, il ne faut jamais désespérer des peuples. Les Arabes ont besoin de prendre conscience qu’ils ne peuvent pas affronter le monde moderne avec une culture archaïque. C’est pour cela qu’il faut continuer la lutte.
Entretien conduit par Hanène Zbiss
* « Printemps Arabes : Religion et Révolution », d’Adonis, traduit de l’arabe par Ali Ibrahim, La Différence, «Politique», 160 p.