Le polygone étoilé

Cinq étoiles, Bourguiba, Ho Che-Minh, Mohamed V, Farhat Abbès et Sékou Touré forment une figure polygonale déployée au firmament de la pensée. Chez eux, une même problématique unit la conviction éthique et l’action politique. Ce polygone étoilé, monté à l’assaut de l’indignité, prend appui sur la conjonction de circonstances exceptionnelles, parmi lesquelles intervient l’effet de la grande guerre, pour diriger l’ample transformation de la décolonisation par des luttes combinées aux négociations.
Au moment où l’aviation américaine déverse le napalm sur les forêts vietnamiennes, Ho Che-Minh reçoit l’émissaire yankee avec une extrême amabilité. Il faut être sûr de soi pour garder l’indispensable sang-froid.
Un rien de temps nous sépare de ces géants. Entre les campés au sommet de l’autorité, maintenant, et les cinq prodiges, l’incommensurable décalage procure le vertige. Le profil de ces colosses indépendantistes a partie liée avec le combat engagé contre l’injustice.
Pour fabriquer un héros, il faut des situations d’exception, pareilles à celles où il fut question d’évacuer le colon, car tout discours dialogue avec le monde social d’où il parle.
Comment concevoir et promouvoir le panache d’un Cyrano de Bergerac sans l’ère, altière, des redoutables mousquetaires aux XVIIe et XVIIIe siècles.
Et pour la production d’un Rodrigue, amoureux fou de Chimène, il fallait venger l’honneur bafoué des gentilshommes vénérés. Revenons à nos 5 lions. Une fois dégagées l’occupation militaire et l’administration directe, les formes insidieuses de la domination et de l’exploitation économique outrepassent leur présence physique. Embusqués derrière les rapports internationaux d’inégalité, les profiteurs opèrent à distance et tirent avantage de leur invisibilité.
Ainsi, l’UGTT vient d’accuser le cerbère islamiste à trois têtes, espèce de marionnette intéressée à privatiser les entreprises publiques sous l’injonction des bailleurs de fonds, au premier rang desquels Banque mondiale et FMI tirent les ficelles.
Ces organismes financiers, moins perceptibles à l’œil nu que le patron campé devant ses ouvriers, sourcent le flou de l’adversité. A son tour, cet aspect infigurable contribue à la production de nos dirigeants plutôt falots et peu apparentés aux personnages du polygone étoilé. A propos de la Palestine, Bourguiba neutralise l’Amérique.
Aujourd’hui , Netanyahou poursuit son affaire génocidaire et tel de nos chefs d’Etat gesticule et vocifère en vain à l’instant même où, autour de lui, des menés en bateau tissent des systèmes d’alliance paradoxaux. Ali Ben Amor Bayouli, buraliste, ridiculise « ta7alof, lil 7asana, bine fassed ou tajir dine ». Pourtant, Nabil Karoui accusait les nahdhaouis de larguer l’allié après l’avoir utilisé. « Agis toujours de telle sorte que tu considères l’humanité, en toi-même et en autrui, comme une fin, jamais simplement comme un moyen », prescrit Kant. Mais une distance astronomique sépare l’éthique de la politique.
L’actuelle ascension des surfeurs sur la religion, dit Bayouli, inspire à Mohieddine Mabrouk, professeur de droit et avocat, une objection opposée à Bourguiba : « C’est bien fait pour lui. Son erreur a été de s’attaquer à la religion. Oftourou lita9waw 3ala adouwikom. » Voilà le résultat.
Je n’entends pas ce genre de ratiocination pour la première fois. L’historien Tawfik Bachrouch, aussi, me soutenait cela. Avec « hizb fransa », le cheikh dépasse l’histoire et le droit.
Toutefois, les falsificateurs votent pour la terreur et voilà pourquoi.
Au vu de la contradiction principale, où l’opposition radicale confronte le tribalisme frériste à l’émancipation moderniste, focaliser, à tort, le tir sur l’artisan de la transformation lèche les bottes chaussées par les agents de la régression.
Ainsi, faire le dégoûté envers l’autonomie interne, à la manière de Ben Youssef et Nasser, inscrit par pertes et profits le génie nécessaire à la force de frappe impliquée par la politique des étapes. Le faux combat d’arrière-garde mené par la nouvelle troïka, Mohieddine Mabrouk-Taoufik Bachrouch-Rached Ghannouchi, exhibe des broutilles et occulte la perle qui scintille. Bâtisseur, sans peur, de l’Etat-nation, Bourguiba ne pouvait l’édifier, au débouché de la colonisation, sans remettre en question « l’ancienne société », ainsi qualifiée par les ethnologues anglo-saxons, les premiers à étudier, avec succès, l’univers colonisé. Avec les structures élargies de la parenté tribo-villageoise, la morale communautaire et la religion, les anthropologues débusquaient les trois piliers de l’ancienne société. Dans ces conditions, le combat suprême présuppose une idéologie en avance sur la structure sociale et si le zaïm n’avait osé accélérer le rythme évolutif par la mise en jeu de son aura libératrice du pays, celui-ci serait, aujourd’hui, à 100 pour 100 khouanji. « Pour construire un sanctuaire, il faut qu’un sanctuaire soit détruit », écrivait Nietzsche à la fin de sa « généalogie de la morale ».
Conformes aux vieilles normes, les urnes viennent de propulser les barbus au sommet de l’autorité. Mais, quelque part mal-aimés, ils feignent de prôner un gouvernement indépendant des quotas partisans. Autrement dit, nous sommes au pouvoir et nous n’y sommes pas.
« L’hypocrisie est l’hommage que le vice rend à la vertu. » Voyez comme je suis généreux mais au cas où votre ingratitude viendrait à cogner ma porte, mon organisation secrète vous fera goûter aux délices de la peste. Un vent de sourde violence accompagne les discours nimbés d’hypocrite bienveillance.
Le spectre de la guerre civile plane sur la ville et dès la première séance de l’Assemblée populaire, les irréductibles adversaires croisent le fer. Une voix d’outre-tombe annonce l’orage et provoque la vive réaction contre l’outrage osé par l’irrespect de la parole mandatée. A propos de Nabil Karoui, et peu de jours après, le nahdhaoui interviewé réclame l’accélération des procédures judiciaires pour éliminer l’adversaire, à l’heure où, pour lui et ses pareils, l’affaire Belaïd-Brahmi doit somnoler, ad vitam aeternam, au frigidaire…
Mais la part immergée de l’iceberg miné apparaît bien davantage à travers les voies de l’agora où les regards takfiristes, plus durs, festoient l’élection favorable aux khouanjias.

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